Et moi et moi et moi!

par Juin 28, 2018Art & société, Art contemporain

Alors que les selfies pullulent sur les réseaux sociaux, l’autoportrait n’a jamais été autant d’actualité. A la fois reflet de notre société où le paraître tient une place capitale, il est source d’inspiration pour une nouvelle génération d’artistes. Parfois trash, la nudité sans retouche ou les poses très suggestives donnent naissance à une nouvelle forme de féminisme.

Cindy Sherman en héritage

Comment parler d’autoportrait sans évoquer Cindy Sherman, pionnière dans le domaine. L’art de la mise en scène, elle connaît. C’est dans les années 1970 que l’artiste britannique joue avec les stéréotypes féminins. Comme beaucoup d’artistes de sa génération, elle aime travailler sur la culture populaire et ses codes. La photographe s’inclut presque toujours dans ses clichés, sans pour autant que ceux-ci puissent être considérés comme de simples autoportraits. Ses œuvres évoquent des personnages et des histoires. Elle rompt ainsi avec les codes de la photographie classique avec ses portraits peu flatteurs de femmes venues de tous horizons. Quant à ses images, dites sexuelles, elles ne montrent pourtant ni nudité, ni sexe. On est plongé dans une ambiance sordide, voir malsaine. Ses personnages aux allures grotesques portent tenues et accessoires choisis avec soin. Avec bien souvent un maquillage outrancier, on ne reconnait plus l’artiste, incarnant à la perfection l’individu ou l’histoire qu’elle veut nous servir.

Cindy Sherman, ‘Untitled #132, 1984.
Cindy Sherman, ‘Untitled #153, 1985.
Selfie (2013), Petra Collins
Journey of Self Discovery (2016), Anna Uddenberg

Les nouveaux médias

Avec l’arrivée des nouveaux réseaux sociaux, l’acte de se photographier chez les adolescents est devenu si banal que l’on retrouve un selfie sur presque tous les profils instagram. Une tendance n’échappant pas aux jeunes artistes comme Petra Collins avec sa série de photographies Selfie (2013) mettant en scène un groupes de jeunes filles s’amusant tout en se prenant en photos. Avec ce travail, elle s’intéresse à la manière dont les adolescentes se créent une image et la diffuse au monde entier, de manière consciente ou non. Le grain photographique et les lumières douces confèrent une esthétique rétro, rappelant les filtres photos disponibles sur iPhone. Avec ce traitement, le phénomène “selfie” s’extrait de sa temporalité pour mettre au premier le caractère immuable de la jeunesse, de ses rêves et de ses déboires. La jeune photographe canadienne d’à peine 25 ans a déjà collaboré avec Gucci pour ses campagnes publicitaires. Son univers séduit en effet une clientèle plus jeune, nouvelle cible de la marque depuis quelques années. Le selfie s’invite aussi chez de nombreux street artistes et sur les toiles d’Alex Gross, comme Artwork Mirror (2017) où l’on découvre une jeune fille se prenant en photo avec son iPhone devant un miroir – objet qui du coup semble obsolète, comme dépossédé de sa fonction par la technologie. On le retrouve encore, de manière plus osée avec la Venus de Milo (or Modern Selfie) (2016) de l’artiste suédoise Anna Uddenberg. Cette sculpture dénonce les dérives de plus en plus courantes de l’exhibition de certaines jeunes femmes sur les sites de rencontre.

Féminisme 2.0

Dans certain cas, l’art du selfie permet aux femmes de se réapproprier leurs corps, si souvent exploité par le monde de la publicité. On peut le voir avec les clichés de Leah Schrager ou encore Arvida Byström. Découverte sur le web, la mannequin-photographe partage sans pudeur les aspects du corps féminins que l’on s’efforce habituellement de gommer: poils, cellulite ou encore menstruations. S’adonnant aux selfies depuis l’âge de 12 ans, le magazine Vice lui propose une première collaboration quatre ans plus tard, lançant ainsi sa carrière. Ses photos dévoilent des détails que l’on ne trouverait jamais sur une photo de mode: grains de beauté, rides, boutons, rien n’est retouché. Quant aux poses, elles sont empruntées aux annonces en vogue. Maintenant âgée de 26 ans, elle a créé une campagne publicitaire pour la coupe menstruelle de la marque de vêtements Monki puis, en octobre 2017, a prêté son image pour Adidas. Les photos ont suscité beaucoup de réactions violentes. Comme quoi, le monde ne semble pas encore tout à fait prêt à voir une femme aux jambes poilues.

Arvida Byström
Arvida Byström

Le narcissisme dans la peau

Chez Leah Schragger, en total opposition avec Arvida, le corps est sublimé. A la fois sensuelle et féminine, elle enchaîne les poses lascives avec son corps parfait. Ses clichés sont ornés tantôt de fleurs ou de halos pour dissimuler les zones les plus intimes. Ces ornements sont ajoutés en second lieu et rappellent bien évidemment les moyens de censures utilisé par les médias mais nous interrogent également sur “ce que l’on peut montrer ou pas”. Dans la série Self Leveling (2014), les éléments de masquage sur ses yeux dans Crying Gold évoquent à la fois une photo de Douglas Gordon Self Portrait of You + Me (Simone Signoret) (2008), tandis que les paillettes de A new Me rappellent inévitablement la vidéo de Marilyn Minter Green Pink Caviar (2009). Le corps est exhibé et caché à la fois, de manière habile ou non. La photographe pousse ses expérimentations jusqu’à utiliser les filtres de déformations de photoshop les plus farfelus, créant ainsi des images à la fois kitsch et absurdes.

Qu’il soit réalisé par des professionnelles de l’image ou de parfaits inconnus, engagés ou non, le selfie a remplacé les photomatons et continuera à faire couler beaucoup d’encre.

Leah Schragger, Flashburn
Leah Schragger, Crying Gold, elf Leveling (2014).
Douglas Gordon, Self Portrait of You + Me (Simone Signoret)
Liens des artistes:

Petra Collins: www.petracollins.com

Leah Schrager: www.leahschrager.com

Arvida Byström: instagram

Cindy Sherman: www.cindysherman.com

 

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