Conversation impossible: Ben & Basquiat

par 21 janvier 2021Art contemporain, Conversation impossible

Lorsque Red Savoy de Basquiat rencontre Ethiopie de Ben, le débat est on ne peut plus d’actualité. Ces deux toiles créées à quelques années d’intervalle, sur deux continents différents racontent entre autre l’historie moderne des migrations et rappelle l’importance de l’appartenance ethnique dans la culture américaine. Elles nous questionnent aussi sur notre rapport à la charité. Conversation impossible.

Ethiopie: Salut Red Savoy! Comment te portes-tu dans un monde prônant la fausse charité pour ce donner bonne conscience?

Red Savoy: Je me sens toujours bien et arbore fièrement ma couleur carmin, héritée de la prouesse des anciens maîtres, aujourd’hui synthétisée dans une matière acrylique. Comme ma composition, je ne subis aucune altération et conserve ma force en traversant les décennies.

Ethiopie: Et bien moi je vomis la fausse charité des occidentaux, dont je fais partie, leur permettant de bien  dormir la nuit. L’idée de donner des médicaments périmés aux éthiopiens, en pensant que c’est mieux que rien, me débecte tout simplement. Ta couleur carmin, bien qu’elle soit magnifique me rappelle que trop bien l’hémoglobine qui a coulé de ton peuple. C’est pour ces raisons que mon rouge encercle mon sujet, comme s’il voguait en mer de sang. Bien que j’ai été conçu en 1989, je reste d’actualité avec la Méditerranée dont les vagues funestes se substituent à la grande faucheuse, au début d’un nouveau millénaire.

Red Savoy: En ce qui concerne les migrants, le sujet n’est pas nouveau: déjà en 1916, peignait Alexandre-François Bonnardel Les exilés. Quant au naufrage, Le radeau de la Méduse de Géricault deviendra mythique. D’ailleurs la frégate Méduse devait conduire des fonctionnaires et militaires français affectés à l’actuel Sénégal. Je dois dire que je comprend bien ton agacement concernant les médicaments périmés. Le pays d’origine de ton créateur n’est-il pas l’un des plus grands acteurs de l’industrie pharmaceutique? Et est-il vrai qu’en Suisse qu’un nombre non négligeable de médicaments prescrits ne sont pas utilisés? C’est sans doute pour cela, après avoir traîné pendant plusieurs années dans la boîte à pharmacie d’un particulier, qu’ils sont recyclés à des fins humanitaires. Malheureusement les travers de l’humanité se répètent immuablement.

Ethiopie: Mes revendications parte d’un bon sentiment. On pourrait m’inscrire de nos jours dans le ”concerned art”.Le fait que mon créateur ai rejoint Fluxus en 1962 souligne son altruisme.  Ben était très impliqué dans la déconstruction de l’art et sa désinstitutionnalisation. En un certain sens, cette sensibilité rejoint les fondamentaux de Fluxus, qui souhaitait que l’art soit accessible à tous. En quelque sorte, ils auraient aussi voulu  plus d’égalité entre les hommes. Si l’art ne doit pas être uniquement compris par les initiés, et ne pas se retrouver seulement dans les musées et institutions, les médicaments devraient être à la portée des plus démunis.

Red Savoy: Alors c’est pour cela que le personnage aux traits africains, au centre, vomit. Je trouve cette compassion tout à fait charitable de la part de Ben, mais j’ai tout de même l’impression que certains occidentaux ont une vision très compatissante des Africains. Parfois, on dirait qu’ils s’approprient un combat qui n’est pas le leur.

Ethiopie: D’un côté, on ne peut pas rester les bras croisés. Lorsque je vois ton personnage se dresser fougueusement sur son fond carmin quadrillé de blanc, cela me donne envie de me joindre à toi.

Red Savoy: Mon personnage en a assez qu’on le prenne pour un être vulnérable, incapable de s’en sortir tout seul. Il se trouve dans une position de force. Il crie au monde la fierté de son héritage. Il chante au monde ses racines africaines avec les compositions de son héros Charlie Parker. Des rythmes entraînants sur fond de jazz aux titres un brin provocateurs, tel est l’univers de Parker. D’ailleurs, le titre Red Cross surplombant mon personnage est annonciateur du ton de l’album. L’Afrique émane de mon créateur, tandis que le tien la recherche, s’en imprègne. Ce qui est drôle, c’est que le Jazz est de nos jours considéré comme une musique très recherchée et parfois associée à la bourgeoisie.

Ethiopie: Je t’accorde que l’engouement pour la découverte des autres cultures et l’appropriation culturel ne date pas d’hier. Aujourd’hui c’est surtout dans la musique populaire que cette tendance se manifeste. Des artistes comme Ariana Grande vont même jusqu’a vouloir prendre l’apparence d’une personne d’une autre ethnie. Mon créateur s’intéresse à ce qui se passe dans le monde car il considère qu’il devrait être pluri-culturel. Il ne s’identifiait pas à une autre culture. Artiste engagé, la politique est au coeur de son travail. Dans ses performances intitulée ”Vomir”, ”Hurler” ou encore ”Dire la vérité”, on retrouve les mêmes revendications présentes sur ma toile.

Red Savoy: Lorsque j’ai été conçu, en 1983, mon créateur était au sommet de sa gloire. Les revendications font aussi partie de son oeuvre, mais de manière moins directe que celle de Ben. Loin des inscriptions SAMO, le personnage sur ma toile revendique son appartenance à tout un ensemble de la population américaine. Bien que possédant un passeport lui donnant accès au monde entier, il garde néanmoins à l’esprit que nous ne sommes pas tous égaux. Et moi, toile d’un grand artiste, je suis la bienvenue dans le monde entier. Adouber par Larry Gagosian, mon créateur a eu la chance d’être considéré comme l’un des plus grands artistes de son époque, chose rare dans la scène Afro-américaine de l’époque. Mes traits et mes couleurs appliquées si spontanément sur mon support font de moi une oeuvre unique et inégalable.

Ethiopie: Le petit garçon éthiopien sur ma toile n’était considéré par le monde seulement lorsqu’il passait aux infos. De nos jours, s’il essaie de traversé la Méditerranée il sera sans doute rabroué par des garde-côtes, puis il mettra des années avant de pouvoir régulariser sa situation en Europe. On aura oublié que jadis, on s’émouvait sur son sort et qu’on lui souhaitait un avenir meilleur. On aura oublié la rage émanant de mon personnage esquissé au trait, dont la langue d’un rouge éclatant rappelle ton fond carmin, Red Savoy. L’histoire se répète. On aura oublié que les personnages sur nos deux toiles sont intimement liés, que l’on accueille nos protagonistes seulement lorsque ça nous arrange. Que l’on regarde seulement les choses que l’on veut voir.

Ethiopie (1989), Ben

Red Savoy (1983), Jean-Michel Basquiat

 

Vomir (1958-1962), Ben

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