Un cantique de vie et de mort
Texte: Fabien Girard

Si vous êtes de passage à Copenhague, ne manquez pas l’exposition der l’artiste suisse Crystel Ceresa.

Chez les anciens Grecs, la déesse Hécate occupait une place aussi majeure qu’étrange. Elle ornait les carrefours, présidait aux mystères hermétiques ou éleusiens, accueillait les fidèles devant l’entrée des temples, et veillait sur les foyers. Hécate se présentait sous forme de trois jumelles adossées, arborant torche, dague, serpent et clé. Elle est la déesse à la fois de la magie, des portes, des frontières et des limites, des plantes médicinales et vénéneuses, de l’astrologie, du monde souterrain. Hécate nous perturbe, comme elle devait déjà troubler les anciens — parce qu’elle est trinité, parce qu’elle brouille les limites, parce que ses attributs semblent tellement contradictoires, presque incompatibles. Mais elle assure un lien primordial entre le monde souterrain des divinités chtoniennes, le monde des humains et les sphères éthérées des dieux olympiens.

Hécate est aussi la fille de la jeune titanide Astéria, la déesse des oracles nocturnes et des étoiles filantes. Ces étoiles filantes qui recueillent nos voeux les plus chers, qui nous fascinent quand elles s’abattent comme la pluie au dessus de nos têtes lors des Orionides ou des Perséide. Ces étoiles filantes crées par des poussière d’astéroïdes et de comètes, qui, avant l’apparition de l’atmosphère, fécondèrent la soupe primitive d’où émergea la vie.

Selon les traditions alchimiques, le monde est un subtil mélange de poudre, d’eau, d’air, de feu et d’éther. C’est la même histoire que nous raconte l’invention de l’aérographe. C’est une technique millénaire que l’on trouve déjà dans de nombreuses grottes préhistoriques comme Lascaux ou Altamira. Les artistes utilisaient leur bouche et une paille ou un os. Pigments et salive se mélangeaient. Et le souffle de l’artiste projetait la matière sur le support. Et son âme imprégnait la paroi de la grotte. Mais en retour, les pigments eux-mêmes imprégnaient le corps et l’esprit. Comme souvent, les plus belles couleurs sont les plus toxiques, et elles provoquaient de sévères altérations d’état de conscience.

Ce que nos ancêtres cherchaient dans les entrailles de la terre, c’est ce que Crystel Ceresa nous donne à voir. Le monde éthéré des rêveries et des songes, de la synesthésie et des visions. Son aérographe est plus moderne, mais elle utilise les mêmes poudres, celles dont sont faits les élixirs qui réconfortent, les sortilèges qui enchantent et les pierres qui guérissent.

Hécate n’est pas seulement une déesse, c’est surtout une prêtresse. Avec sa clé, elle nous ouvre les portes de la perception. Avec sa torche, elle nous guide dans cette province de la vie et de la mort, là où le temps s’estompe jusqu’à se volatiliser. Là où tout n’est plus que sensation et conscience pure. Les oeuvres de Crystel Ceresa nous dévoilent des fragments ces pérégrinations initiatiques. Des noirs qui nous aspirent comme Alice, des cieux argentés où l’on surfe sur des nuages irisés, une lodge ténébreuse où l’on contemple un tableau chatoyant. Des météorites à l’iridescence ensorcelante. Des fleurs diaphanes, squelettiques et crayeuses. Des voûtes célestes hyperboréennes magmatiques. Une jungle écarlate et incandescente, vaporeuse et hypnotique. Des eaux cristallines et magnétiques.

Des mandalas polychromes et stridents, comme des sables mouvants, qui pulsent, brouillent notre vision — et imprègnent notre cerveau pour matérialiser l’anima mundi.

Crystel Ceresa nous ouvre les portes de ces territoires mystérieux, parfois aux confins de l’insondable. Elle nous guide pour une plongée vertigineuse et salvatrice dans les méandres de l’univers et de notre monde intérieur. Avec cette immersion au coeur de nos sensations premières, Crystel Ceresa réconcilie l’intime et le lointain, l’infime et le titanesque, les émotions et la connaissance, la matière et l’esprit. L’âme du monde et le monde de l’âme se reflètent et s’éclairent en une symbiose miraculeuse, pour finalement nous réconcilier avec nous-mêmes.

Galleri Christoffer Egelund
Bredgade 75
Stuen
1260 København K
Danmark

Ci dessous: Grand-Boreal, 2020, 200 x 200 cm.


Hecate — Æther
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