Mai-Thu Perret: Utopie appliquée

par 22 novembre 2018Art contemporain, Femmes sculptrices, Rétrospective


Le MAMCO consacre pour la première fois une rétrospective à l’artiste genevoise Mai-Thu Perret. D’origine franco-vietnamienne, l’artiste pluridisciplinaire est connue pour son travail engagé. En véritable touche à tout, elle a réussi à créer un univers singulier aux dimensions féministes remarquables.

Diplômée en lettre de Cambridge, Mai-Thu Perret a suivi le Whitney Independent Study Program du Whitney Museum of Art de New York. La narration est omniprésente dans son œuvre.

L’exposition, qui occupe tout le premier étage du musée, se divise en six chapitres. On débute avec New Ponderosa Year Zero où sont exposées les premières œuvres de l’artiste rattachées à son projet The Crystal Frontier (1999). Cet ensemble de textes et d’objets narre le récit d’une communauté fictive composée exclusivement de jeunes femmes. Celles-ci, fuyant le capitalisme et le patriarcat décident de suivre une activiste et s’installent au Nouveau-Mexique. Elles y réalisent des objets usuels, se rendant ainsi parfaitement autonomes. Dans l’installation, les oeuvres exposées sont présentées comme étant les créations de ces femmes. Elles établissent ainsi un pont entre fiction et réalité, rendant l’utopie palpable. Pour ce projet, Mai-Thu Perret s’est inspirée d’un projet communautaire socialiste, Llano del Rioayant eu lieu en 1910 dans le désert du Mojave.

L’artiste accorde une grande importance au « fait main » et utilise des matériaux non conventionnels. Fortement influencée par le constructivisme et le Bauhaus, l’idée de construire quelque chose et de créer de nouveaux espaces la passionne. Elle aime également introduire des techniques empruntées à l’artisanat telle que la vannerie – on peut le voir avec Balthazar (2012) – ou des modes de production plutôt considérés comme féminins comme la poterie. Dans l’utopie de The Crystal Frontier, les protagonistes sont libérées du monde industriel et de la société de consommation.

Photo: Annik Wetter
 Little Planetary Harmony (2006).

Photo: Annik Wetter

Une utopie que l’on retrouve dans Little Planetary Harmony (2006): cette théière géante dans laquelle sont présentés des petits tableaux rappelle directement Alice aux pays de merveilles de Lewis Carroll. Autour d’elle dansent deux figures issues de la série Apocalypse Ballet (2006). Nées d’une collaboration avec la designer Ligia Dias, ces sculptures de papier mâché introduisent un nouveau média dans le travail de Perret: le néon. Le contraste entre le côté industriel du tube et le côté analogique de la sculpture est saisissant. Cette installation, initialement conçue pour une exposition personnelle à la Renaissance Society de Chicago en 2006, a pour moto «And every woman will be a walking synthesis of the universe» (et chaque femme deviendra une synthèse en marche de l’univers). Chaque mannequin représente un corps de métier où s’est opéré l’émancipation de la femme durant le 20ème siècle.

L’utilisation du néon n’est pas une première chez Mai-Thu Perret. Elle avait déjà conçu des sculptures abstraites, dont Néon 6 en 2005. Ces structures aériennes représentent des spirales d’encens telles qu’on pourrait en voir dans des temples en Asie. Remplis d’un pigment illuminé par du gaz, les tubes sont constitués de verre transparent, afin d’obtenir une couleur pure, non biaisée par un verre coloré. Une idée qui fait écho à la philosophie bouddhiste, empreinte de pureté. On retrouve les inspirations asiatiques dans la palissade dont le motif représente le Satori, signifiant l’éveil dans le bouddhisme zen. Cette installation est inspirée du jardin japonais moderne Ryōgin-an, réalisé en 1964 dans la préfecture de Kyoto par le designer Shigemori Mirei. L’angularité des éclairs crée un contraste avec les courbes des lignes tracées dans le jardin de pierre.

Mai-Thu Perret ne se contente pas seulement de créer des œuvres matérielles aux médiums variés, son travail s’étend jusqu’à la vidéo et la performance. Projeté sur un mur aux motifs rappelant le constructivisme russe, An Evening of the Book (2007) est à la fois un film et une installation issu d’un tournage à la Kitchen de New York, célèbre lieu dédié à la performance expérimentale. Conçu en trois volets, il mêle installation et danse. Sur un fond de rock psychédélique, des femmes exécutent un ballet à la rigueur géométrique. En superposition au film, on retrouve le motif constructiviste qui se marie parfaitement avec la chorégraphie des danseuses. Celles-ci évoluent autour d’éléments surdimensionnés, tels que des virgules ou un livre factice. Quelque fois, ce plan est interrompu par celui d’une femme qui s’apprête à confectionner un vêtement, coupant un tissu. Cette adaptation libre d’une pièce de théâtre éponyme de Varvara Stepanova et Alexander Rodchenko (1924), tous deux associés au constructivisme russe, renvoie aux thèmes récurrents chez l’artiste: L’éducation, la transformation de l’espace et la femme qui s’affranchit de sa dépendance au monde industriel.

Les techniques issues de l’artisanat tiennent une place centrale dans le travail de l’artiste. En opposition aux arts appliqués et à la surproduction, les tapis synthétiques deviennent des tableaux abstraits. Avec leurs tâches de couleur évoquant un test de Rorschach, ils poussent le spectateur au plus profond des ses interprétations. A moins que ce soit pour l’artiste une façon de signaler que le monde a perdu la tête? La céramique est très présente dans la partie Art & Craft de l’exposition. Elle devient sculpture avec Eyes II (2015) ou encore peinture avec She runs horses in lightning (2016) ou encore The slightest contact is at once ignorance, but this ignorance is fundamentally the way (2016).

Néon 6, 2005

Photo: Le Chapelier Toqué
Les Guerillères (2016)

Photo: Le Chapelier Toqué

Autre série qui ne laisse pas indifférent : Les Guerillères (2016). Cette ensemble de mannequins en tenue militaire, portant le même nom que le roman de Monique Wittig, semble à priori rappeler la communauté New Ponderosa. L’artiste confie avoir été émue par une vidéo où l’on découvre des miliciennes Kurdes  d’une vingtaine d’années dans la région de Rojava, en Syrie. Le contraste entre la fraîcheur des jeunes femmes et leur capacité à manier les armes automatiques lui a donné envie de leur rendre hommage, surtout dans une période marquée par la violence des guerres perdurant au Moyen-Orient ainsi que par les divers attentats survenus en Europe.

Comme en réponse aux Guerillièrestrois magnifiques cloches de bronze, Eventail des caresses (2018), flottent non loin de la palissade zen. En forme d’organes vitaux tels que poumon, cœur et utérus, elles insufflent vie à la matière inerte et froide qu’est le métal. La précision de l’anatomie des sculptures témoigne de la virtuosité de l’artiste à passer d’un matériel à l’autre tout en gardant une ligne directrice forte.

Eventail des caresses (2018)

Photo: Mai-Thu Perret
Eye II, 2015

Photo: Le Chapelier Toqué
Mai-Thu Perret

Du 10 octobre 2018 au 3 février 2019 au MAMCO
10, rue des Vieux-Grenadiers
1205 Genève
Visiter le site web du MAMCO

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