Jean Tinguely ou la poésie du chaos
Ce mercredi 21 mai, un vent d’anarchie a soufflé sur le musée Rath ! Quarante-deux ans après son solo show imaginé par Jean Tinguely dans cette institution, le MAH consacre une rétrospective faisant dialoguer les dessins et sculptures de l’artiste. L’exposition ouvrira au public jeudi 22 mai, à l’occasion du centenaire de la naissance de Jean Tinguely.
Curatée par Samuel Gross qui a travaillé en étroite collaboration avec Bloum Cardenas, petite-fille de Niki de Saint Phalle et curatrice de la Niki Charitable Art Foundation, l’exposition anniversaire retrace le parcours de Jean Tinguely avec notamment des esquisses montrées pour la première fois au public. Grâce à la générosité de la fondation, le musée a hérité de vingt dessins qui rejoindront leur collection permanente.
Pionnier de l’Upcycling
On débute la visite avec Cercle et carré-Éclatés (1981), une machine monumentale de 18 mètres de long, qui avait d’ailleurs été mise en avant par Wim Delvoye dans sa carte blanche au MAH il y a un an. Comme dans l’exposition de 1983, Samuel Gross a créé un lien entre les sculptures et les dessins. Ces derniers constituent souvent un mélange émotionnel entre dessin technique et autres inscriptions de tout genre, allant du rendez-vous au numéro de téléphone hâtivement noté. L’artiste s’est souvent emparé de matériaux inattendus pour ses esquisses, comme des cartons de gâteau ou encore des sets de table de café romand, faisant office de papier. On aurait presque envie de tisser un lien avec l’Arte Povera, bien qu’il ne s’inscrive pas directement dans ce mouvement. En plus d’être innovant, l’art de Jean Tinguely n’a pas pris une ride ! En effet, son engagement fait écho aux problématiques propres à notre époque, notamment aux défis environnementaux, car la quasi-totalité des matériaux utilisés proviennent de la récupération.
Autodestruction programmée
Parmi la trentaine de machines exposées, nombreuses pourraient être qualifiées d’autodestructrices. Si l’on se penche sur Si c’est noir, je m’appelle Jean (1960), les techniciens et conservateurs ont dû lester la base de cette machine, car son mouvement, si violent, la fait avancer et de surcroît, risque d’abîmer les œuvres alentours. Composée entre autres d’un casque militaire et d’un sitar, cette installation hautement connotée politiquement, a été acquise par le MAH en 1980 et présentée dans l’exposition de 1983. Créée tout juste après la fin de la guerre d’Indochine et en pleine guerre du Vietnam, Si c’est noir, je m’appelle Jean évoque les utopies propres à cette époque. Dans le climat anxiogène actuel, elle évoque bien entendu les guerres, mais résonne aussi fortement avec le conflit pakistano-indien, ravivé à nouveau par coups de feu successifs à la frontière de ces deux États, il y a de cela un mois. Au-delà de la destruction physique de l’œuvre, on peut y voir une métaphore de la capacité de l’humain à causer sa perte.
Si c’est noir, je m’appelle Jean, 1960 (Oeuvre restaurée)
Patriarcat ébranlé
Autre fait on ne peut plus contemporain dans le travail de Tinguely : le féminisme. Il semblait évident que s’il a partagé la vie de Niki de Saint Phalle, il devait avoir les mêmes convictions en ce qui concerne la place de la femme dans la société. À travers des machines telles que Mono Couillon (1969) ou encore certaines performances mémorables comme La Vittoria (1970), présentée lors du dixième anniversaire des Nouveaux Réalistes à Milan, l’artiste s’évertue à démontrer l’absurdité de la masculinité. Car il faut bien le rappeler : créer la sculpture cinétique Homage to New York : A Self-Constructing and Self-Destroying (1960) pour le MoMa à une époque où ce musée, situé dans une ville symbole mondial du capitalisme, est composé de dirigeants masculins et accueillant majoritairement des hommes artistes, ce n’est pas rien. Mettre le feu à un phallus géant, ce n’est pas juste un geste humoristique, c’est aussi vouloir détruire le patriarcat.
Mono Couillon, 1969
Méta-Herbin, 1955 // © Crédit photographique : Fondation Gandur pour l’Art, Genève. Photographe : Sandra Pointet © 2025, ProLitteris, Zurich
Punk cinétique
Dans son univers chaotique empreint d’une poésie brute, l’artiste s’en prend au capitalisme et remet en question les valeurs bourgeoises. Souvent bruyantes, les sculptures de Jean Tinguely personnifient un désordre en malmenant l’ordre établi. Tel un punk cinétique, il fait chavirer le conformisme grâce aux mouvements de ses machines. Malgré tout, certaines de ces sculptures incarnent une certaine délicatesse par la fragilité de leur fracture. C’est le cas de Méta-Herbin ou encore Le drapeau rouge (1988), présenté à Moscou, dont les fragments de balais de lave-auto ressemblent à des plumes d’autruche. Surmontées d’un loup en papier représentant une personne noble, ces franges rouges mettent, de manière provocante, en confrontation l’utopie du communisme face à l’oligarchie.
Avec cette exposition, le MAH met en lumière les liens qu’entretenait Jean Tinguely avec la scène genevoise. Un bel hommage pour célébrer son centenaire.
Jean Tinguely
Jusqu’au 7 septembre au Musée Rath
Le drapeau rouge, 1988
Lampe n° 2, 1972 // © Crédit photographique : Fondation Gandur pour l’Art, Genève. Photographe : André Morin © 2025, ProLitteris, Zurich
Hommage à Dada – Max, 1974 // © Crédit photographique : Fondation Gandur pour l’Art, Genève. Photographe : André Morin
© 2025, ProLitteris, Zurich
