Fuir le chaos
Cette année, l’artiste Serwan Baran concentre son travail autour d’un sujet poignant : celui de l’exode. Dans un accrochage de nouvelles toiles à la galerie Analix Forever, il narre la fuite de milliers d’hommes dans les aéroports du Moyen-Orient. Toujours puisé dans son vécu, il dépeint le désespoir et l’incertitude à travers les postures et les mouvements de ses personnages. Pour cet artiste avant tout humaniste, envahir un pays en pensant instaurer des droits est un leurre. La guerre est toujours une défaite, une trahison à la vie.
Présenté une première fois lors de l’exposition F… moi la paix ! à la galerie Analix Forver en 2023, Serwan Baran revient cette année avec Voyage vers l’inconnu, une première exposition personnelle en Europe, après celle du Pavillon irakien de la Biennale de Venise en 2019. Cet accrochage est composé essentiellement de toiles réalisées en 2025, ayant pour sujet l’exode. En effet, l’artiste a dû fuir son atelier libanais pour le Caire, à la suite des bombardements du Sud de Beyrouth. Tout comme les protagonistes de ses tableaux, ce dernier est parti en une nuit, avec pour seul bagage un sac à dos. Ainsi, il a su capter de manière fidèle et sensible la détresse de l’exil forcé. Dans la panique et le foisonnement de personnes de genre masculin de l’aéroport, un constat lui vient rapidement à l’esprit: la guerre est une affaire d’hommes. Bien souvent, ils en sont les principaux responsables. On pourrait aussi faire un parallèle avec la présence majoritairement masculine dans le milieu carcéral. En effet, la violence et la destruction sont inéluctablement liées à la masculinité, c’est pour cela que l’artiste a choisi de représenter uniquement des personnages masculins. Ainsi, il souligne le déséquilibre créé par la guerre dans la société. D’ailleurs, dans de nombreux conflits armés, les crimes envers les femmes sont commis justement pour détruire cette dernière. La guerre empoisonne tous les rapports humains, les réduisant uniquement à la crainte ou à la haine.
Sans titre, 2025
Dénuement mental
Dans un triptyque aux tons écarlates dominants, des hommes en sous-vêtement courent dans toutes les sens. Dépeint avec une grande virtuosité, on ressent chacun de leurs mouvements. Le choix de représenter ces hommes dénudés, dans le plus grand dénuement n’est pas anodin. L’artiste retranscrit sous les touches de son pinceau l’humiliation que subissent les peuples forcés à l’exil. Du jour au lendemain, ils doivent tout quitter, laissant derrière eux leurs passions, leurs souvenirs, leur métier et leur fierté. En un instant, ils perdent leur identité. Cela va bien au-delà des biens matériels. Lorsque l’on fuit, on perd tout ce qui nous définissait dans la société dans laquelle on évoluait. Notre rôle et tout ce que nous avions construit deviennent subitement inexistants. Les œuvres populaires ou immatérielles qui façonnent la culture liée à une cité disparaissent lorsque celle-ci est détruite, impactant de manière irréversible le patrimoine d’un peuple. Dans ses œuvres représentant des exilés humiliés, les valises sont parfois esquissées par des touches de peinture laissant penser que ces dernières sont presque vides, car il faut le rappeler, ces personnes, qui fuient, se trouvaient déjà dans une situation des plus précaire.
Sans titre, 2025. Photo: Guillaume Varone
Suprématie clownesque
Parmi les personnes fuyant le pays, on retrouve aussi les hommes de pouvoir. Banquiers, hommes d’affaires, politiciens ou membres du clergé. Face à l’horreur, le statut social n’immunise aucun être à la souffrance et au désarroi. Dans une des toiles de l’artiste, un ballet d’hommes en noir, fuyant tous dans la même direction, menés par un leader coiffé d’un chapeau de bouffon vert émeraude, donne matière à penser. Cette peinture reprend la série des clowns peinte en 2023. Pour l’artiste, les politiciens et les représentants du pouvoir sont tous des clowns. Ils sont prisonniers d’un système qu’ils ont eux-mêmes mis en place. Ici, les hommes sont cernés de chiffres, qui pour certains, matérialisent leur existence, car, comme nous le savons tous, pour les personnes ayant franchi un certain seuil de richesse, le chiffre sur le compte en banque définit l’homme. Ce dernier n’existe plus que par le prisme de sa fortune, occultant trop souvent son histoire personnelle. Fuyant les bombardements, ces hommes qui se croyaient au-dessus du peuple perdent leurs privilèges, les projetant subitement dans la réalité de la vie. Malgré ce contexte, on notera que les protagonistes de cette toile fuient de manière plus discrète, comme s’ils marchaient sur des œufs et voulaient emporter en catimini un trésor dans leurs valises.
Sans titre, 2025. Photo: Guillaume Varone
Tous éphémères sur terre
Face à la guerre, nous sommes tous égaux. Les chiffres sur certaines toiles de l’artiste nous rappellent bien que nous ne sommes que des numéros qui s’effacent lorsque nous mourons. Notre société a réussi à nous transformer en de vulgaires « data ». L’artiste, d’origine kurde irakienne, avait déjà introduit des nombres dans ses peintures, notamment dans celle représentant des prisonniers de guerre. L’anonymat des personnages peuplant ses toiles est récurrent dans son travail, on ne distingue jamais clairement un visage dans ses foules de personnage. Cela souligne encore plus que l’on n’est rien et que l’on sera poussière… Memento Mori. Dans une toile représentant cette fois-ci des hommes habillés, on aperçoit l’esquisse de la silhouette de ces derniers au trait, comme s’il s’agissait de leur âme qui s’en va, mais que malheureusement leur corps ne peut échapper à son destin funeste. Dans une œuvre voisine, les hommes en costume noir se mêlent aux autres, soulignant encore plus la vacuité de notre existence. Finalement, nous sommes tous nus et démunis face à la mort.
Dans sa peinture, Serwan Baran sublime le corps par sa virtuosité académique. Dans la toile aux tons bleu lumineux, les hommes assoupis sur leur valise, tels des Sisyphes des temps modernes, sont condamnés à attendre durant d’interminables heures la possibilité d’un départ salvateur. Jamais misérabiliste, Serwan Baran redonne espoir et dignité aux hommes qu’il représente dans une œuvre à la fois glorieuse et puissante, dont la beauté convie la Paix.
Voyage vers l’inconnu
Jusqu’au 31 octobre à la galerie Analix Forever