Intrusion digitale
Lorsque la peinture académique côtoie des figures issues du manga et de la culture populaire, nous sommes bien dans l’imaginaire de Yannick Lambelet. L’artiste suisse détourne les images connues de tous, tout en jouant avec les codes fétichistes homo-érotiques. Il réinvente ainsi un nouveau langage iconographique propre aux millennials.
Détournement numérique
Lorsque l’on observe les peintures de Yannick Lambelet, on navigue entre le monde numérique et la réalité. Ayant grandi avec les jeux vidéo, l’artiste se considère comme un digital native. Ces jeux vidéo occupent d’ailleurs une place prédominante dans la série Kioku, qui signifie mémoire ou souvenir en japonais. Présentées à l’exposition Rock me Baby consacrée aux machines à écrire Hermès au CACY, ces toiles s’inspirent du jeu Resident Evil. Dans ce dernier, le joueur évolue dans une ambiance apocalyptique peuplée de zombies, et doit inscrire ses actions sur une machine à écrire, avec l’aide de rouleaux d’encrage récoltés durant le fil de sa progression dans le jeu. Dans une deuxième lecture, on peut entrevoir des éléments personnels. Ainsi, on découvre des lieux propres à l’enfance de l’artiste à Yverdon, un clin d’œil supplémentaire aux machines Hermès Baby, dont la fabrique se situait également dans cette ville. L’artiste avoue ne jamais s’être servi d’une machine à écrire de manière analogique, la seule expérience qu’il connaît avec cet objet est liée à Resident Evil. Dans Kioku, Yannick Lambelet incorpore également dans la narration des membres de sa famille, parfois transformés en zombies, ce qui n’est pas sans ironie, puisqu’ils appartiennent à la communauté des Témoins de Jéhovah, dont l’une des préoccupations principales est d’atteindre la vie éternelle par la vertu.
Okāsan, 2020
Kyodaï, 2020, lors de Rock me Baby, exposition curatée par Sébastien Mettraux
The future is undetectable, 2021
White Gauze de Robert Mapplethorpe, 1984
Temporalités superposées
Il faut dire que depuis l’apparition des ordinateurs et smartphones, notre paysage récréatif s’est considérablement transformé. On retrouve d’ailleurs toute l’esthétique du monde digital et des emojis utilisés dans les stories d’instagram dans la série Cinnamon sky. De ce fait, on a l’impression d’être immergé dans une accumulation iconographique de tout genre, tel un concentré de notre actualité. Dans The future is undetectable, l’artiste joue avec les peurs liées à l’homosexualité mais aussi avec ses codes esthétiques. Sur un fond de globules rouges s’enlacent deux hommes. Cette mise en scène est reprise de White Gauze (1984) de Robert Mapplethorpe à laquelle il a superposé deux personnages de manga dont un de couleur verte faisant un rappel avec le virus en arrière plan. L’artiste a peint cette toile en 2022, juste après la sortie de la crise du Covid, mais aussi un an après la commercialisation d’un générique de la PrEP (prophylaxie pré-exposition au HIV), le brevet de Truvada étant tombé en mars 2021.
Héritage warholien
Dans Hey Sweetheart et Love me baby, l’influence d’Andy Warhol se profile de manière plus évidente. La répétition de banane tel un motif rappelle inévitablement les sérigraphies telles que Campbell’s Soup Cans (1962) et Banana (1966) étroitement liées à notre société de consommation. Aujourd’hui, on passe d’une surabondance alimentaire à une une surconsommation d’images. On notera tout de même un enclin commun à insérer une pointe d’humour dans l’œuvre chez les deux artistes, si l’on pense à Love me baby (2016-2017), et son contraste de vigueur créé par la banane symbolisant l’érection et un mort-vivant en premier plan.
Love me baby #3, 2017
Love me baby #1, 2016
Shibari Kawaï
Revendicatives, mais pas seulement, les oeuvres de l’artiste apportent de la douceur et de l’innocence à ce que l’on pourrait considérer comme cru ou osé. C’est le cas avec la série Cinnamon sky où les protagonistes, souvent issus de l’univers de la pornographie sont confrontés à des personnages de dessins animés ou des figures nippones kawaïs. Dans #ariel (boy) et #ariel (girl), la petite sirène de Walt Disney découvre son pied pour la première fois. Derrière, une image fétichiste peinte de manière académique crée un contraste avec le sentiment presque infantile d’Ariel lié à la découverte de son nouveau corps. Y avait-il un côté fétichiste dans le dessin animé? Ici, l’artiste nous interroge sur notre rapport à la sexualité et sur nos limites. En fin de compte, est-ce que le fétichisme est si terrible que ça?
L’artiste a choisi d’appeler toute cette série de peintures Cinnamon sky, en référence au blockbuster Vanilla Sky. Est-ce pour illustrer la rupture avec nos fantasmes et le monde réel, comme au milieu du film, où Tom Cruise découvre qu’il a signé un contrat pour être immergé en permanence dans un rêve éveillé, suite à un accident l’ayant défiguré? L’artiste a, qui plus est, beaucoup aimé le moment où le personnage de David Aames se retrouve subitement plongé dans la réalité. Un contraste cinématographique à l’image des deux types de traitements alternés par l’artiste dans ses toiles.
Cinnamon sky #ariel (girl), 2019
cinnamon sky #carebears, 2019
End of the day, 2019, avec la Drag Queen Aquaria
Sasha Velour (peinture murale) et Okasan, 2020.
Bonne baise d’été, 2022
Rainbow power
De Mapplethorpe à Elisàr von Kupffer en passant par Sacha Velour, Yannick Lambelet rend hommage aux artistes Queer qui l’ont le plus inspiré. Il a pu ainsi rendre visible des minorités et faire découvrir les codes LGBTQIA+ au grand public, notamment grâce à ses divers projets curatoriaux. C’est dans cet élan qu’il a choisi d’être très revendicatif dans Bonne baise d’été (2022), en réponse aux images extrêmement hétéro-normées qui nous entourent. Il sublime ainsi l’œuvre iconique de Kupffer, Le monde Clair des Bienheureux, une série de paysages mettant en scène un paradis gay, qu’on lui avait demandé de réinterpréter lors de l’exposition au titre éponyme à Quartier Général à La Chaux-de-Fonds.
Dans une palette aux nuances infinies, l’artiste célèbre le droit à la différence et ne cesse de réinterpréter l’iconographie de notre quotidien. Dans un jeu temporel, il met en lumière le savoir académique issu de notre héritage pictural tout en s’intéressant au numérique, sans pour autant dématérialiser son œuvre. Il nous rappelle ainsi que la nouvelle génération d’artistes maîtrise encore la peinture et que cette dernière est plus que jamais d’actualité. Painting is not Dead!