La prolongation de l’instant
En mêlant sculptures, installations et vidéos, l’artiste japonais Taro Izumi imagine des oeuvres aux formes diverses repoussant parfois les frontières de l’absurde. Avec son ton malicieux, l’artiste décrypte notre société en de jouant ses codes fortement liés à l’image.
La beauté du geste
Avec la série Tickled in a dream… maybe? (2017), il capture l’instant présent. Prenant modèle sur des photos sportives, exposées face à chacune des installations, l’artiste crée une structure composée de meubles en bois permettant à chacun de reproduire de manière fidèle la position du sportif sur la photo. Une personne peut ainsi tenir la pose, sans inconfort, le temps qu’elle le souhaite. Dans un monde où l’instant n’a jamais eu autant d’importance, l’artiste le fige par un autre moyen que la photo ou la vidéo. Il nous questionne aussi sur l’importance d’un geste qui devient culte à travers les médias, qu’il soit aussi banal qu’un saut ou encore de shooter dans un ballon. Ce sujet ne préoccupe d’ailleurs pas que Taro Izumi. On pense notamment où cette statue de 5 mètres – Headbutt (2012) d’Adel Abdessemed qui figeait le coup de tête de Zidane dans l’espace public, lors de Sculptures Garden. Avec ces structures, Taro Izumi rend accessible une performance défiant la gravité à quiconque, l’ancrant encore plus dans la culture populaire. Le temps et le mouvement sont arrêtés, comme si l’on tentait de saisir l’insaisissable.

Tickled in a dream… maybe?, 2017
Photo: Gina Folly

Cloud (pillow / raised-floor storehouse), 2020
Photo: Gina Folly

Cloud (pillow / raised-floor storehouse), 2020
Mise en scène
Les oeuvres les plus impressionnantes de l’exposition restent incontestablement Cloud (2020). Disposées dans le hall principal du musée, cette série d’installations liées les unes aux autres dégage une ambiance très immersive malgré la distance qui les sépare et le silence régnant dans la pièce. En fait, des sons quasi inaudibles émanent de l’installation: l’enregistrement d’une multitude de salles de théâtre vides jouée en même temps. La pièce principale est un mur géant, Cloud (pillow / raised-floor storehouse), faisant penser à un stockage de données numériques. Si l’on s’en approche pour guigner à travers ses orifices, on découvre un plancher évoquant la scène d’un théâtre avec en arrière-plan une photo de ses sièges vides. Au milieu de la scène, des écrans de télévision projettent des vidéos. Devant l’affiche, des étagères supportent des plantes en pot, comme le dernier signe d’une existence. A l’extérieur, face à ce mur, on peut découvrir huit chaises regroupées par deux, l’une devant l’autre. Celle de devant supporte un écran composé chaque fois d’un t-shirt monochrome. La seconde est perforée afin qu’un smartphone fixé à un trépied puisse filmer le vêtement. Le dossier de cette chaise est couvert d’ampoules que l’on trouve habituellement le long du cadre des miroirs de loges.
Malgré tous ces dispositifs, le vide et le silence sont roi. L’artiste a voulu représenter l’inaccessibilité aux lieux culturels lors du confinement dû à la pandémie. Il ne restait plus que le monde virtuel. Est-ce que le smartphone personnifie le spectateur qui ne peut que regarder des spectacles en streaming? Cette absence de lieux culturels dans notre quotidien altère et influence nos comportements. L’isolement peut aussi se ressentir avec Cloud (licking the air), ces boules de billard enfermées dans des cubes de verre, comme si elles ne pourront plus rouler. D’autres objets ont aussi perdu leur fonction, comme les aspirateurs robots suspendus. Ils sont la prolongation de l’installation Cloud (goodbye), un mur sur lequel l’artiste a méticuleusement dessiné son nom et celui de l’exposition, ”ex”, pour ensuite le gratter à certains endroits, créant des chemins en poussière de graphite à travers l’exposition. Si l’on suit un des ces chemins, on découvre une table derrière le mur géant avec des rétroprojecteurs projetant sur une maquette le dessins typographique de l’artiste. Il y a là aussi une représentation virtuelle de l’espace dans lequel on se trouve actuellement. Les poussières de graphite courent aussi sur la table, telles les cendres d’une activité disparue. Si l’on est maniaque, on aimerait que les aspirateurs accomplissent leur tâche. Est-ce le miroir de notre volonté à vouloir continuer de vivre comme auparavant?

Cloud (goodbye), 2020

Cloud (the world’s eye)
J’existe donc je suis
Cloud peut aussi évoquer la compulsion qu’a l’humanité à vouloir conserver le moindre souvenir ou instant de vie grâce à le technologie. Les médias on certes évolué avec le temps, mais l’intention reste la même. Lorsque l’on contemple les ”chaises-téléphones”, on ne peut s’empêcher de penser à la manière dont nous mettons en scène nos vies par l’intermédiaire des réseaux sociaux. Cette manie de vouloir tout filmer, y compris les spectacles, pour signifier notre existence et l’intensité de nos vies sociales. Au final, dans les databases, nous sommes tous pareils. Les lumières sur les dossiers des chaises peuvent aussi faire penser à ces lampes-selfie très prisées chez les youtubeurs. Finira-t-on par disparaître, sans laisser de trace, s’évaporera-t-on comme les chats perdus de Cloud (the world’s eye) ou les lettres dessinées par Taro Izumi?
Taro Izumi. ex
Jusqu’au 15 novembre au Museum Tinguely
Paul Sacher-Anlage 2
4002 Bâle
+41 61 681 93 20
https://www.tinguely.ch
Ouverture
Du mardi au dimanche de11h à18h
https://le-chat-perche.ch/lieux/museum-tinguely/

Cloud (pillow / raised-floor storehouse), 2020

Cloud (pillow / raised-floor storehouse), 2020

Taro Izumi devant Cloud (goodbye)
Photo: Gina Folly

Cloud (licking the air), 2020
Photo: Gina Folly

Cloud (pillow / raised-floor storehouse), 2020

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