L’espace est silence
Le Musée d’art contemporain de la Ville de Paris consacre pour la première fois en France depuis quinze ans une grande exposition au maître de l’abstraction lyrique Zao Wou-Ki. Intitulée L’espace est silence, elle réunira un grand nombre de polyptyques et peintures grand format. Une occasion rare de saisir la complexité de l’œuvre de l’artiste.
L’aube
Issu d’une famille d’intellectuels appartenant à la très ancienne dynastie Song, le jeune Wou-Ki apprend la calligraphie auprès de son grand-père. Ce dernier représente au dos de chaque idéogramme sa signification. L’art est toujours à l’honneur à la maison. Avec un père peintre amateur, Zao Wou-Ki est prédisposé au dessin et à la peinture, qu’il pratique assidûment dès ses 10 ans. Il est admis à l’âge de 15 ans à l’Ecole des beaux-arts de Hangzhou, où il suit une formation d’art classique, explorant notamment la peinture traditionnelle et le moulage. C’est dans cette école – la plus moderniste de Chine à l’époque – qu’il découvre l’art occidental, bénéficiant de l’enseignement des derniers professeurs européens. Les cartes postales de peintures françaises que lui rapporte son oncle de ses voyages à Paris ainsi que les quelques revues occidentales diffusées alors en Chine attisent son intérêt. A la fin de ses études, en 1941, il expose pour la première fois, puis devient à son tour enseignant à l’Ecole des beaux-arts.

Zao Wou-Ki, Hommage à Matisse – 02.02.86, 1986

Zao Wou-Ki, Traversée des apparences, 1956
L’aurore
Riche de ses nombreuses influences extérieures, le jeune peintre veut rompre avec la tradition. Ses premières expositions témoignent de son inspiration pour Cézanne, Matisse et Picasso, dont il juge l’œuvre très proche de la nature. L’audace paie, car ses œuvres sont favorablement accueillies par les artistes et les intellectuels.
En 1946, alors qu’il enseigne toujours, Zao Wou-Ki rencontre Vadime Elisseeff, attaché culturel à l’ambassade de France qui, séduit par son travail, lui propose de présenter une vingtaine de ses œuvres au Musée Cernuschi dans le cadre d’une exposition de peinture contemporaine chinoise. De même, il l’encourage à venir s’installer à Paris.
Le zénith
C’est le 1er avril 1948 que Zao Wou-Ki, alors âgé de 27 ans, s’installe dans la Ville-Lumière avec sa femme. Il s’établit dans un atelier voisin à celui d’Alberto Giacometti, avec qui il tisse des liens d’amitié. En quête d’émancipation, le jeune artiste considère que ses études en Chine ont constitué un apprentissage de la peinture davantage qu’une véritable voie artistique et personnelle. C’est dans la lueur de ce parcours et de ces ambitions que ses œuvres, tout au long de sa carrière, arborent une essence chinoise au traitement résolument occidental et moderne. L’artiste préfère le mot «nature» à celui de «paysage» pour qualifier ses tableaux. L’esprit de son œuvre s’étend au-delà de l’art plastique, il est avant tout lié à la musique et à la poésie. Les grands formats immergent l’observateur dans des univers lyriques, rythmés par l’expressivité de l’instant, celui où l’artiste déploie par des gestes à la fois maîtrisés et libérateurs des flots de couleurs. Le spectateur se perd dans la grandeur de la nature, l’immensité de l’espace abolissant toutes frontières. Les polyptyques accentuent cet effet de débordement. L’objet disparaît, les arbres et rochers qu’on serait tenté d’imaginer deviennent flous, laissant place à la contemplation, qui devient l’action principale des tableaux. Dans Le vent pousse la mer (2004), la frontière entre terre et mer s’estompe. La nature se fait abstraite pour ne devenir qu’un sentiment. Les couleurs exaltent les émotions et leurs nuances nous interpellent tels les vers d’un poème tumultueux. L’expressivité dégagée se substitue à des mots couchés sur le papier, sculptant l’espace entre la tradition chinoise et l’abstraction européenne.

Zao Wou-Ki, Le vent pousse la mer, 2004
Zao Wou-Ki ne s’arrête pas là. En 1957, il part aux Etats-Unis accompagné de son ami Pierre Soulages. Il y rencontre le galeriste américain Samuel Kootz, ainsi que de nombreux artistes, dont Franz Kline. Le travail de celui-ci se rapproche de l’œuvre de Soulages, mais avec un côté plus impulsif. La spontanéité de la peinture américaine séduit Zao Wou-Ki qui, de retour à Paris, reçoit Samuel Kootz dans son atelier. C’est le début d’une nouvelle collaboration, marquant ainsi l’empreinte de trois continents dans sa carrière: l’Asie, l’Europe et l’Amérique.
En 1971, sa deuxième épouse, May, tombe malade. Lors de cette période, l’artiste délaisse la peinture pour s’occuper d’elle. Sur les conseils de son ami Michaux, il redécouvre la technique de l’encre de Chine, plus rapide. Mais, l’année suivante, sa femme décède, et il cesse la peinture durant presque deux ans. Lorsqu’il se remet à peindre, il réalise de grands formats à l’huile, dont le fameux En mémoire de May (1972).

Zao Wou-Ki, Hommage à Edgar Varèse – 25.10.64, 1964

Zao Wou-Ki, 10.09.72 – En mémoire de May (10.03.72), 1972
Le crépuscule
Zao Wou-Ki fait l’objet de nombreuses expositions et rétrospectives. Le 26 novembre 2003, il est reçu à l’Académie des beaux-arts. La rétrospective en deux volets Zao Wou-Ki, une quête du silence a lieu au Musée des beaux-arts de Dunkerque et au Musée du dessin et de l’estampe originale de Gravelines.
Atteint de la maladie d’Alzheimer depuis 2006, le peintre ne cesse de travailler. Ses toiles atteignent en moyenne 2,5 millions de dollars aux enchères, allant jusqu’à 5,8 millions en 2008 avec Hommage à Tou-Fou (1956). En 2011, son déménagement en Suisse avec sa femme Françoise, épousée le 1er juillet 1977 à Paris, entraîne un conflit familial donnant naissance à une véritable bataille juridique.
La nuit
Zao Wou-Ki s’éteint le 9 avril 2013 à Nyon, à l’âge de 93 ans, laissant derrière lui une œuvre d’une valeur inestimable.

Zao Wou-Ki, Sans titre, 2006

Zao Wou-Ki, Sans titre, 2006
1er juin 2018 – 6 janvier 2019
Musée d’Art moderne de la Ville de Paris
11 Avenue du Président Wilson
75116 Paris
T +33 (0)1 53 67 40 00
www.mam.paris.fr

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