L’œil de Moscou
À l’heure où la défiance envers les institutions et les gouvernements grandit, les outils de surveillance vidéo inquiètent la population. Certains artistes se sont emparés du sujet depuis déjà plusieurs décennies. Retour sur quelques œuvres marquantes.
Cache-œil
Dans une ville étrangement familière, une réforme du calendrier a fait fi du passé et du futur, laissant les citoyens sans visages, sans mémoire ni anticipation. Un bonheur inimaginable est à la portée de tous – jusqu’à ce qu’une femme retrouve son visage… Non, nous ne sommes pas dans un film de science-fiction, mais dans Faceless (2007), une vidéo de l’artiste autrichienne Manu Luksch. Accompagné par la voix de Tilda Swinton, on suit les déplacements d’une femme dans Londres grâce aux caméras CCTV, installées partout dans la City. Pour pouvoir utiliser ces images, obtenues en vertu des dispositions de la Loi sur la protection des données du Royaume-Uni, l’artiste a dû se plier à la législation exigeant que la vie privée d’autrui soit protégée lorsque des données sont publiées. Pour les enregistrements de vidéosurveillance, cela implique généralement que le visage des personnes filmées soit obscurci – d’où le titre du film Faceless. En plus de documenter la surveillance à laquelle on est soumis quotidiennement, l’œuvre nous questionne sur le fait de se fondre dans la masse, lorsque l’on vit dans une grande ville.
L’œil qui frise
L’installation de Jonas Dahlberg Safe Zones no. 10 (2006) installé de manière permanente au Moderna Museet est composée d’un écran filmant un plan fixe des toilettes du musée. Avant de rentrer dans les sanitaires, le visiteur a l’impression qu’il va être filmé dans les cabinets. L’artiste suédois joue, avec une pointe d’humour, sur la notion de voyeurisme, intimement lié à la surveillance vidéo. Qu’a-t-on le droit de filmer? Où s’arrête la limite entre le privé et le public ?
Entre quatre yeux
Dans l’installation Video Surveillance Piece : Public Room, Private Room (1969-1970) Bruce Nauman joue avec le spectateur. Une caméra de surveillance enregistre des images d’un coin d’une salle où est installé un écran cathodique. Lorsque le visiteur regarde ce moniteur, il est troublé de ne pas se voir sur l’image, car la caméra qui le filme de dos, diffuse ces images dans une salle similaire avec le même dispositif. Ainsi, on ne sait plus ce qui est privé ou publique. L’impression que notre image nous échappe se fait fortement ressentir. Bruce Nauman est en quelque sorte visionnaire de ce qui allait se passer cinquante ans plus tard. De nos jours, il est quasiment impossible d’avoir le contrôle de notre image. Partout où l’on se trouve, on est filmé. Dans la rue, cela ne cause à priori pas trop de problème, mais lorsqu’il s’agit de lieux festifs, le droit au respect de la vie privée peut parfois se trouver bafoué, au point même que de nombreux clubs à Berlin ont interdit de filmer et de prendre des photos. C’est le cas au Thousand Bar, ou encore au mythique Berghain où une pastille autocollante est appliquée sur la lentille des smartphones à l’entrée de l’établissement.
Cette omniprésence de caméras et d’écrans, Dan Graham l’avait bien pressentie. Tout comme dans l’œuvre de Bruce Nauman, des visiteurs se regardent à travers des moniteurs dans l’installation Time Delay Room 1 (1974). Deux pièces côte-à-côte sont équipées d’un dispositif miroir, à savoir deux écrans dans chaque salle. Les visiteurs de la salle A voient les visiteurs de la salle B sur les écrans, et vice-versa. De cette manière, on ne distingue plus le regardeur du regardé.
Safe Zones no. 10, 2006, Jonas Dahlberg
Jeter un coup d’œil
Placer des caméras dans un lieu d’exposition n’est pas anodin. Max de Esteban s’est emparé du sujet avec son film 7 minutes (2023) récemment exposé à la galerie Analix Forever. Sur un fond blanc, une adolescente incarne une œuvre d’art dans un musée qui explique le nouveau dispositif dont certains musées se sont équipés ces dernières années. Des caméras scrutent les réactions des visiteurs et calculent le temps que ces derniers passent devant une œuvre. Ainsi, les conservateurs peuvent savoir quelles œuvres « marchent » le mieux dans leur collection permanente et ainsi adapter la scénographie du musée, quitte à mettre certaines œuvres au banc de la collection. Dans 7 minutes, Max de Esteban se met à la place de l’œuvre d’art et, ainsi, à la place de l’artiste, qui, dans un monologue humoristique, supplie le spectateur de passer plus de temps à l’admirer, car elle ne veut pas retourner dans la réserve. Ces nouveaux systèmes de surveillance fonctionnant avec l’intelligence artificielle pourraient nuire à la qualité des collections d’art qui risqueraient de s’homogénéiser en cherchant à trop plaire à la masse. N’est-ce pas le rôle du musée de surprendre le public ?
7 minutes, 2023, Max de Esteban
Ligne de mire
Dans How Not to Be Seen: A Fucking Didactic Educational .MOV File (2013), Hito Steyerl interroge le lien que tisse des sociétés de la tech avec les gouvernements afin de collecter des données personnelles. Avec un ton humoristique, cette vidéo explique comment devenir invisible en cinq chapitres. Le titre How Not to Be Seen fait référence à un sketch des Monty Python’s Flying Circus qui parodie les « PIFs », des films d’information publique du gouvernement britannique diffusés lors des pauses publicitaires télévisuelles. Dans des mises en scène absurdes, l’artiste, vêtue d’un kimono, mime des manières de disparaître avec une mire test de résolution 1951 USAF, le plus souvent devant un écran d’incrustation vert. Elle joue avec les outils destinés à filmer et calibrer les images. Dans certains plans, on se retrouve sur une véritable mire de test de résolution, dans le désert californien. Ces motifs peints sur le sol ont servi à calibrer les satellites et les avions de l’armée de l’air américaine dans les années 1950. Désormais remplacés par des techniques plus modernes, ils sont les vestiges d’une autre époque.
Le fait de voir le personnel de tournage de How Not to Be Seen: A Fucking Didactic Educational .MOV File s’affairer sur cette mire dans le chapitre 5 rappelle le début du film Rubber (2010), où le public est à la fois observateur et observé. En jouant avec tous ces éléments, Hito Steyerl crée un jeu de miroir tridimensionnel où le satellite nous filme en train de nous filmer, et où nous regardons ce que le satellite a filmé à travers les écrans de nos téléphones.
L’artiste propose également d’autres alternatives plus métaphoriques pour se rendre invisible, comme d’entrer dans le moule de la société de consommation, ou se fondre dans un monde immergé d’images, ou encore de se vêtir en burqa, ou en kimono, des vêtements amples qui dissimulent le corps. De manière humoristique, l’artiste alterne les façons de se dissimuler au sens propre et figuré.
How Not to Be Seen: A Fucking Didactic Educational .MOV File, 2013, Hito Steyerl
Les yeux doux
Dans son œuvre Hidden Camera (Architectural Vagina) (1991-2028), Julia Scher apporte une vision féministe, caractéristique de son travail, à un système répressif et intrusif. Dans un coin, une caméra mal dissimulée émerge derrière des plumes d’autruche roses fuchsias, dont la forme rappelle une vulve. Il y a là une volonté d’apporter de la douceur et de la légèreté à un appareil électronique pour souligner le côté sarcastique de son propos. En effet, ce qui est associé au féminin se retrouve souvent accolé à quelque chose de naïf. Ici l’artiste joue avec ce cliché et crée une installation qui se joue des stéréotypes de genre, tout en remettant en cause l’utilisation de la douceur, comme un leurre, afin de mieux manipuler. L’artiste s’intéresse tout particulièrement au thème de la vidéo surveillance, comme on a pu le voir dans son exposition monographique Maximum Society à la Kunsthalle de Zurich.
A notre insu ou de manière consciente, les images volées ne sont pas sans danger. Qu’elles soient enregistrées à des fins protectrices ou répressives, on ne peut s’y soustraire. Les inquiétudes liées à ces technologies ne cessent de croître, surtout avec l’arrivée de l’IA. Une chose est certaine, les artistes n’ont pas fini d’explorer le sujet.