Pat Noser et Yannick Lambelet ou l’art de la peinture épistolaire

par 4 octobre 2023À la une, Art contemporain

Entre la Suisse alémanique et la Suisse romande se situe une zone commune: j’ai nommé la peinture contemporaine. Souvent occultée par le design, elle efface Röstigraben, réunissant le monde sous ses formes les plus diverses. En effet, il existe une scène artistique helvétique qui mériterait plus d’attention. Dans une correspondance picturale inédite, les artistes Pat Noser et Yannick Lambelet ont su tisser des liens entre deux générations.

Pour l’exposition Peinture épistolaire, les deux artistes ont travaillé de manière inédite. Yannick Lambelet, né en 1986, s’est inspiré d’une sélection de peintures de Pat Noser, dont il suit le travail depuis plusieurs années, avec qui il a également noué une grande amitié. Pat Noser, née en 1960, a quant à elle créé de nouvelles toiles en réponse au travail de Yannick Lambelet. Par la suite, certaines toiles de l’artiste vaudois se sont intégrées à l’accrochage, car leurs thèmes faisaient écho aux nouvelles créations. Ce choix de tableaux, presque muséal, invite le spectateur à réfléchir sur des questions à la fois actuelles et existentielles. Dans une diversité picturale sans égal, nous sommes happés par une foison de couleurs vives. Des points communs subsistent entre toutes ces images: le corps et le divin, la mort, mais aussi la sexualité. Parfois, on confond même l’auteur des toiles, comme si les deux artistes avaient travaillé dans le même atelier et que chacun s’était nourri des aspirations de l’autre. D’ailleurs, Yannick Lambelet explique, pour ne citer qu’un exemple, que la touche spontanée de Pat Noser l’a inspiré.

Pat Noser, Sardellen (2015)​
Pat Noser Anprobe, 2000

Selfies égratignés
Comme tout artiste qui se respecte, Pat Noser et Yannick Lambelet apportent une nouvelle lecture du monde à travers leurs toiles. Abordant des thématiques Queer et féministes, leurs travaux se répondent à la perfection, tant par leur colorimétrie que leur esthétique. Ces deux univers décalés mettent en scène l’humain dans toute sa complexité. Allant de l’autoportrait aux personnages pratiquant le BDSM en passant par des métaphores animalières, les mises en scène inspirées de l’histoire de l’art classique prennent parfois une tournure macabre. C’est le cas avec Drei Grazien (2022).

Les portraits de Pat Noser naviguent à contre-courant des images lisses que l’on pourrait trouver sur les réseaux sociaux. Elle jette ainsi un pavé dans la mare de notre société narcissique saturée de selfies retouchés. L’exemple le plus parlant est sans doute Im weissen Bad (2013) où l’on découvre l’artiste nue, assise sur une cuvette de WC. Ici, on est face à une image véridique et dépourvue de tout artifice pouvant la mettre en valeur. Il en va de même avec Triptychon mit Fisch (1998) et Sardellen (2015) où l’entrejambe de l’artiste est dissimulé par des sardines! Il faut dire que nous sommes tellement habitués aux représentations du corps de la femme par des hommes qu’il en devient presque naturel, voire automatique, de le voir associé à des fleurs ou à des choses délicates. Pat Noser déconstruit ces schémas visuels pour nous servir une image crue, bien plus proche de la réalité. On retrouve également cette authenticité du quotidien dans Always horny (2023) où Yannick Lambelet répond à Im weissen Bad. Lui aussi dresse un portrait de lui-même se brossant les dents devant le miroir de sa salle de bain. Le personnage en arrière-plan évoquant ses pensées semble à mi-chemin entre la statue et les figures de mangas qui s’incrustent habituellement dans ses toiles.

 

De Barbie au Pygmalion
Une des convergences récurrentes dans le travail des deux artistes est l’apparition d’une figure fantastique ou inanimée parmi les personnes bien vivantes.  Depuis des années, les personnages de mangas s’invitent dans les narrations de Yannick Lambelet. Ces figures peintes en aplat, créent un contraste saisissant avec les protagonistes de ses toiles dont la représentation académique est proche de celle réalisée par les grands maîtres de l’époque. Leur peau, si vivante, accentue la virtualité des figurines peuplant la série Cinnamon Sky. On notera également un contraste entre deux techniques picturales provenant respectivement de l’Occident et de l’Orient, opposant la peinture classique au Superflat. 2023 est une année charnière dans le travail de l’artiste, puisque pour la première fois, des statues de pierre s’intègrent à ses compositions. Peut-on y déceler une expression moderne de la légende du Pygmalion, dont l’inertie prend vie grâce à l’imaginaire de l’artiste? On retrouve une sensualité latente dans les sculptures de Always Horny ou encore Le centaure (2023). Chez Pat Noser, c’est la poupée gonflable qui prend vie dans Blasen (2000) et les deux Gummisusi (2001). De la statue, à la poupée gonflable, en passant par les personnages virtuels, on retrouve la même volonté propre à l’humain de créer un double à son image, ou encore d’animer un être imaginaire pour mieux se raconter des histoires. Cela explique sans doute le grand succès que rencontrent les avatars dans le monde virtuel. Dans Anprobe (2000) et Barbie im Pouletkleid (1998), Pat Noser substitue son corps avec celui de la poupée iconique. Dans une froideur plastique, Barbie prend vie. Le seul élément vivant reste la peau de poulet qui devient un trophée. Barbie devient une Diane chasseresse, que l’on retrouvera dans Barbie alleim im Wald (2000), vivant en parfaite harmonie avec la nature et s’affranchissant de toute aide masculine.

L’enfant qui sommeille en nous
Bien que la Barbie nous renvoie directement à la société de consommation, Pat Noser, qui n’en a d’ailleurs jamais possédé durant son enfance, explique ne pas s’intéresser au monde de l’apparence, ni à la mode. Pour elle, il ne s’agit que d’un modèle réduit du corps féminin servant à ses mises en scène. La poupée peut aussi évoquer l’enfance, une période qui poursuit les créateurs même à l’âge adulte. A ce sujet, Picasso disait avoir cherché toute sa vie à dessiner comme un enfant. Il faut dire que l’enfant qui est enfoui en nous nous pousse à imaginer, à créer sans auto-censure. Chez les milléniaux, des éléments propres au jeu les poursuivent tout au long de leur vie d’adulte. Il n’est pas rare de voir des trentenaires jouer aux jeux vidéos ou encore regarder des dessins animés. L’œuvre de Yannick Lambelet en est l’une des incarnations les plus parlantes. Son œuvre reflète les tendances de notre société se dirigeant de plus en plus vers un monde virtuel, peuplé de créatures fantastiques et d’avatar.

Parental Advisory: Explicit Content
Dans leur travail, les deux peintres explorent la sexualité par le prisme du jeu. Exit l’amour romantique, ici le sexe est régressif et punitif, sinon rien! Certes, les toiles de Yannick Lambelet sont revendicatives, mais pas seulement. Elles apportent de la douceur à ce que l’on pourrait considérer comme cru ou osé. Chez lui, l’Innocence flirte avec des actes sexuellement explicites, comme on peut l’observer dans Cinnamon sky #ectoplasma (2022) et Cinnamon sky #spectrum (2022) où les protagonistes, souvent issus de l’univers de la pornographie sont confrontés à des personnages de dessins animés ou des figures nippones kawaïs. Quant à Pat Noser, elle se réapproprie les codes de la pornographie pour en faire autre chose: dans Blasen et  Gummisusi, la femme n’est plus passive. C’est elle qui gonfle la «Love Doll», lui assignant un rôle certainement différent de celui qui lui aurait été attribué par un homme. De même, dans les Strechtfolie (1997 et 1998), l’artiste s’inflige à elle-même des actes punitifs, renversant ainsi les rôles que l’on retrouve trop fréquemment dans le cinéma pour adulte.

Dans leur travail respectif, les deux artistes mettent en relation les sécrétions corporelles avec la nature. Dans Sex (2004) de Pat Noser, la salive et les langues se confondent avec des limaces. Chez Yannick Lambelet, c’est le nectar ivoire qui se mue en sève dans Un arrière-goût de Florian Hertz (2023). Y a-t-il une volonté de démontrer que le sexe est tout à fait naturel à travers ces associations d’images?

 

Yannick Lambelet, Always Horny, 2023

Théâtre postapocalyptique
Dans la salle centrale, changement de décor. Les scènes érotiques ont laissé place à une ambiance postapocalyptique. Loin d’être une iconoclaste, Pat Noser, considère que détruire le passé est une perte d’énergie. Elle y puise ce qui lui semble utile afin de proposer une vision novatrice de son environnement. Longtemps inspirée par les paysages de désolation – elle a notamment visité Pripyat – l’artiste immortalise la révolte dans une série de petites peintures ayant pour titre des onomatopées d’explosion. Une révolte que l’on retrouve dans Serbisches Innenministerium (2005), où le feu pourrait être synonyme de renouveau. La purification par le feu, on la ressent dans Vacances à Sodome et Gomorrhe (2023) de Yannick Lambelet. Cependant, le rapport à la guerre diffère chez les deux artistes. En effet, lors du conflit dans les Balkans qui débuta en 1990, Pat Noser avait déjà 30 ans tandis que Yannick Lambelet était encore un enfant. Les images de cette guerre ont certainement plus marqué Pat Noser qui a décidé de reproduire les flammes ravageant les bâtiments du ministère de l’Intérieur serbe de Belgrade le 3 avril 1999.

Bien entendu, il n’y a pas besoin d’avoir vécu un conflit armé pour y être sensible ou s’y intéresser. Si l’on observe la culture populaire, on notera un certain engouement pour l’esthétique de la guerre et de la destruction. Cet intérêt pour la fin du monde ne date pas de hier, si l’on se réfère aux écritures apocalyptiques tel que Le Livre des Révélations. Yannick Lambelet, ayant grandi parmi les Témoins de Jéhovah a pu constater que l’une de leurs préoccupations principales est d’atteindre la vie éternelle par la vertu. De ce fait, il exprime cette peur avec beaucoup d’humour dans ses peintures, notamment à travers les décors du jeu vidéo Resident Evil dans Tomodachi (2020).

Peu importe les différences générationnelles et géographiques, les préoccupations humaines s’expriment de manières différentes selon les époques, mais réapparaissent toujours de manière cyclique. On espère que dans les années à venir l’on saura travailler main dans la main afin de faire face aux problèmes qui nous menacent. Une chose est sûre, c’est que les artistes ont déjà adopté cette démarche.

Peinture épistolaire à découvrir jusqu’au 21 octobre chez Da Mihi.
KunstKeller
Gerechtigkeitsgasse 40
CH-3011 Bern
https://www.damihi.com/

Yannick Lambelet, Tomodachi, 2020

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