Les débuts de la photographie abstraite

par 13 novembre 2018Art contemporain, Photographie contemporaine

A Londres, le Tate Modern présentait il y a peu Shapes of Light, une exposition explorant l’histoire et les différents procédés de la photographie abstraite. Elle révélait la relation de cette dernière avec les courants artistiques qui ont façonné l’époque. L’occasion de revenir sur l’incursion de la photo dans l’art moderne.

Retour au XXe siècle

Au début du siècle précédent, on ne considère pas vraiment que la photographie ait un socle commun avec la peinture et la sculpture. D’ailleurs, elle n’accède au rang de forme d’art que depuis peu. A l’origine, elle est plutôt utilisée à des fins commerciales, scientifiques et documentaires: portraits, cartes de visites… En effet, par ses caractéristiques propres qui l’ancrent dans la réalité, on attend d’elle qu’elle ne représente ni plus ni moins ce que l’on voit. C’est grâce aux nombreux artistes qui se sont livrés à l’expérimentation que la photographie a pu se trouver une place de choix dans l’art. Son évolution s’inscrit dans le sillon du modernisme et se poursuit jusqu’à nos jours où les oeuvres diluent volontiers les frontières entre sculpture, peinture et photographie.

Tout semble commencer en 1905: Alfred Stieglitz – lui-même photographe – ouvre the Little Galleries of the Photo-Secession à New York (rebaptisée par la suite Galerie 291). Exposant d’abord des photographies picturales, cet espace va au fil des années devenir un lieu incontournable de l’art moderne. En effet, la galerie est l’une des premières à mettre sur un pied d’égalité art classique, art moderne et photographie. Cette proximité avec des oeuvres allant de Picasso à Rodin en passant par Cézanne et Matisse n’est pas innocente dans l’évolution de la photographie vers l’abstraction. D’ailleurs, les ressemblances entre les premières photos dites abstraites et les oeuvres peintes de l’époque témoignent bien de cette influence.

Expérimentation photographique

Déjà à l’époque, il existe une multitude de façons de faire de l’abstrait en photographie. Du simple jeu de cadrage aux interventions dans la chambre noire, de plus en plus d’artistes se mettent à expérimenter. Certaines techniques génèrent de nouveaux noms et sont intégrées à des mouvements artistiques et intellectuels. C’est le cas du vorticisme: un courant contestataire anglais (1913- 1917) dérivé du futurisme et du cubisme. Les photographies abstraites d’Alvin Langdon Coburn sont le résultat d’expérimentations réalisées avec Ezra Pound, membre fondateur du mouvement. En combinant à l’objectif de son appareil des miroirs, il crée le vortographe. Ce dispositif produit des photographies fragmentées de reflets, à la manière d’un kaléidoscope, rappelant les oeuvres de cubistes tels que Max Weber.

Pierre Dubreuil
Interpretation Picasso: The Railway
1911
Photographie, épreuve gélatino-argentique sur papier
© Centre Pompidou, Paris Musée national d’art moderne
Max Weber
Interior of the Fourth Dimension
1913
Huile sur toile
© Max Weber National Gallery of Art
Alvin Langdon Coburn
Vortograph
1917
Photographie, épreuve gélatino-argentique sur papier Courtesy of the George Eastman Museum NY
© The Universal Order

Bousculer l’ordre établi

Aux Etats-Unis, les clichés de Paul Strand exposés à la Galerie 291 en 1916 brisent les codes. En adoptant des points de vue inhabituels tels que des plans rapprochés ou des prises de vues en plongée, le photographe efface toute notion de perspective et d’échelle. En résulte des compositions abstraites, faites de lignes, de contrastes et de formes géométriques intitulées « Straight Photography ». Ce nom, qui affirme une totale rupture avec les canons académiques de l’époque, se justifie selon Stieglitz par l’absence d’artifice, de toute tentative de mystification. Ces photos sont « l’expression directe du temps présent ». Elles se verront publiées dans le dernier numéro de la revue Camera Works en 1917.

Parallèlement à ces nouvelles visions, la récupération et le détournement d’un procédé plus ancien va jouer un rôle important dans l’histoire de la photographie abstraite: le photogramme.

Paul Strand
Abstraction
1915
© Aperture Foundation Inc.,
Paul Strand Archive
www.moma.org

L’art de la photo sans objectif

La création de photogramme ne nécessite aucun objectif et était au cours du XIXe siècle utilisée à des fins scientifiques. Elle consiste à placer un ou plusieurs objets sur une surface photosensible et de les exposer à la lumière. Les objets, masquant la lumière, laissent ainsi apparaître une trace sur le papier. C’est à Genève en 1916 que Christian Schad – à l’origine artiste peintre – réutilise cette technique pour la première fois avec une ambition créative. Il superpose des morceaux de tissus et divers objets sur du papier photosensible, créant des compositions d’un genre nouveau. Il donne aux oeuvres issues de ce procédé le nom de « schadogramme » en référence à son nom. Sa démarche de récupération et de détournement d’objet s’inscrit tout à fait dans la mouvance dadaïste, née à Zürich et qui bat son plein à l’époque. Ce célèbre mouvement balaie les valeurs du passé: l’art ne doit plus correspondre aux critères esthétiques et idéologiques communément admis et une totale liberté d’expression est revendiquée.

Photogrammes surréalistes

Il est probable que le travail de Christian Schad ait inspiré Man Ray. En effet, à peine deux ans plus tard, celui-ci expérimente et affine la technique, n’omettant pas de l’affubler d’un nouveau nom: le « rayogramme »… Il opère dans sa chambre noire, jouant avec plusieurs sources de lumières et divers objets qu’il place parfois sur des plateaux de verre avant de passer au développement. Les compositions qui en résultent fascinent tout le monde. Elles dévoilent pour beaucoup « l’irréel contenu dans le réel». En connectant la réalité à un univers métaphysique, mystérieux et poétique, Man Ray connait un succès retentissant et se voit considéré comme le premier photographe surréaliste. Il explique que sa démarche est similaire en tout point à celle d’un peintre, à la différence qu’il utilise la lumière et quelques produits chimiques en lieu et place des pigments.

Photogrammes rationnels

Au cours de la même période, László Moholy Nagy s’éprend de la technique du photogramme, mais avec une approche totalement différente. L’artiste d’origine hongroise cherche d’abord à reproduire ses peintures, composées de formes géométriques. Il applique donc des carrés, rectangles et cercles de papiers de différentes épaisseurs sur la surface photosensible. Ses créations, plus rationnelles et moins impulsives que celles de Man Ray vont avoir une influence toute aussi importante, s’intégrant aux préceptes du Bauhaus. La célèbre école d’art allemande va d’ailleurs par la suite dispenser ses premiers cours de photographie.

Christian Schad
Schadographie
1918
Man Ray
Untitled Rayograph
1922
© Man Ray Trust / Artists Rights Society (ARS), New York / ADAGP, Paris
László Moholy-Nagy
Photogram IV
1922
© L. Moholy-Nagy Foundation
Vasily Kandinsky
Bauhaus Ausstellung Weimar Juli – September 1923
1923
© 2018 Artists Rights Society (ARS), New York / ADAGP, Paris

Révolution photographique

Au delà de la technique employée, les exemples de Man Ray et de László Moholy-Nagy sont très représentatifs des deux premières voies que l’abstraction a ouvert aux photographes. Alors que certains explorent une vision poétique en cherchant à exalter le mystère par la suggestion plutôt que par la description, d’autres explorent une approche rationnelle, introduisant un vocabulaire de formes en phase avec les révolutions industrielles. L’abstraction, qui semblait jusqu’alors incompatible avec la précision réaliste de la photo, représente donc un tournant majeur dans l’histoire de la photographie. Elle s’épanouit là où elle se heurtait à des limites dans l’art moderne, grâce précisément à cette ambiguïté. De plus en plus d’artistes voient dans la photographie un nouveau champ de possibilités. Alexandre Rodtchenko va même abandonner les pinceaux dès 1924 pour ce nouveau médium qu’il considère capable de révolutionner le monde: « Les peintres peignent des arbres de façon conventionnelle depuis des centaines d’années et les photographes les suivent. Si je photographie un arbre en contre-plongée, comme un objet industriel, tel une cheminée, c’est une révolution pour les yeux des conformistes et des bons vieux amoureux de paysages ».

Hors contexte

Le simple fait de présenter des éléments hors contexte peut être considéré comme une forme d’abstraction. Les sculptures involontaires de Brassaï (1933) en sont un bon exemple. Elles consistent en un répertoire de simples photographies d’objets ou rebuts trouvés dans la rue. Présentés dans une fiche à la manière d’un inventaire, ces objets perdent leur sens fonctionnel et deviennent une sorte d’abstraction.

Alfred Stieglitz, le photographe-galeriste de New York, opère dans le même sens, avec une touche plus poétique dans ses oeuvres « Songs of Sky » puis « Equivalent ». Il s’agit de séries de clichés de ciels pris entre 1922 et les dix années suivantes. Dépourvues de références, ces centaines de photos de nuages clairs ou sombres peuvent être interprétées de nombreuses manières bien que leur titre suggère un lien avec la musique. L’artiste souhaite partager avec l’observateur son état émotionnel de l’instant. Ses photos ne sont donc pas abstraites au sens strict puisqu’on en distingue clairement les éléments, mais elles exhalent une forme d’abstraction dans leur signification. Elles montrent à quel point le contenu d’une photo peut différer de son sujet.

Alexandre Rodtchenko
Sortie de secours, Maison de la rue Miasnitskaïa
1925
Collection privée
© Maison de la Photographie de Moscou
© ADAGP, Paris, 2007
Brassaï
Sculptures involontaires
1933
© RMN-Grand Palais / Jean-Gilles Berizzi
© Estate Brassaï – RMN-Grand Palais
Alfred Stieglitz
Songs of the Sky
1924
Alfred Stieglitz Collection, 1928

Vagues technologiques

Bien entendu, l’évolution de la photographie abstraite ne s’arrête pas là. Mais ce sont ces visions nouvelles qui ont mené à la grande diversité que nous trouvons aujourd’hui. Ce début d’histoire montre à quel point les avancées technologiques ouvrent des voies nouvelles aux artistes, autant sur le plan philosophique que formel. Dès lors qu’un nouveau média apparaît, il devient un nouveau champ d’expérimentation artistique traçant les contours d’une époque, d’une société. C’est une histoire qui se répète inlassablement et, quelque part, avec toujours cette volonté immuable de dégager l’art de ses limites, d’accéder à une conscience toujours plus grande.

Pour ceux qui souhaitent creuser sur l’Histoire de la photographie abstraite jusqu’à nos jours, le Lièvre Fou recommande la lecture de “Shape of Light: 100 Years of Photography & Abstraction Art” du Tate Modern. Une ressource qui, avec l’éternel Wikipedia, a été indispensable à la rédaction de cet article.

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