Women at work

par 10 septembre 2020Art contemporain, Interview

La galerie Analix Forever accueille « Women at Work », une exposition présentant 10 vidéos de l’artiste Ali Kazma. Chacune d’entre elles dévoile un métier, un savoir-faire, un environnement différent dans lequel le plus souvent, le focus est fait sur l’acte de création. L’efficacité des gestes, l’attention, la rigueur portées aux détails, le soin, voire l’amour portés à la réalisation, tout cela n’échappe pas aux prises de vue de l’artiste. Comme le nom de l’exposition l’indique, les vidéos installées ici ont aussi pour point commun un détail qui, dans nos sociétés contemporaines, n’en est toujours pas un: les personnes centrées dans ces films sont des femmes.

Par cet angle, la démarche humble et débarrassée de tout préjugé d’Ali Kazma permet de tracer une perspective, de déployer un horizon encourageant réflexion et dialogue autour de ce thème sociétal. Lui, qui définit son travail comme une constante recherche, n’aspire pas à imposer une vision, mais à grandir, à mieux saisir l’essence du monde qui l’entoure. Et dans le cadre de cette nouvelle exposition ainsi que des tables rondes qui ont eu lieu à la Galerie Analix Forever, nous autres spectateurs attentifs et actifs, avons certainement tous grandis avec lui.

Peu avant ces événements, Ali Kazma s’est prêté au jeu de l’interview pour Le Chat Perché.

Interview

C.P.: D’où vient cet intérêt pour filmer les gens dans leurs activités professionnelles?

A.K.: Cela remonte à presque 20 ans. A l’origine, je m’intéressais à comment nous concevons nos espaces de vies. J’ai commencé dans mon propre quartier à Istanbul. Je me rendais dans différents lieux où je pouvais observer des gens travailler. Je venais, filmais et montais de petites vidéos qui prenaient la forme d’une sorte de journal. Cela m’a permis de constater que la plupart de nos activités étaient en lien avec la construction ou la maintenance de choses assistant nos vies, que ce soit sur le plan psychologique, physique, mental, qu’il s’agisse de vêtements, d’outils, des infrastructures de la ville ou autres. De là m’est venue l’idée de concevoir une sorte de carte poétique, une cartographie des activités humaines dans le monde actuel. J’ai donc débuté en travaillant sur des parties spécifiques de cette carte, en commençant par celles qui me semblaient bien résonner, bien communiquer avec d’autres dans un espace défini. C’est comme cela que j’ai commencé.

Installation dans la galerie Analix Forever
Resistance Series/Play,
2014

 

C.P.: Pourquoi avez-vous choisi de filmer des femmes?

A.K.: J’ai réalisé depuis les vingt dernières années, une soixantaine de vidéos sur l’espace et le travail. Cela m’a conduit à travailler dans des prisons, des usines d’artisanat, des usines industrielles, des hôpitaux et bien d’autres lieux. Dans ces contextes, j’ai travaillé avec des femmes mais cela n’a jamais été le critère. Ma démarche a toujours été de chercher des emplois et des espaces. Il se trouve que les personnes avec qui j’ai eu envie de travailler dans ces conditions étaient notamment des femmes. Non pas parce que je souhaitais faire des vidéos spécifiquement sur des femmes, mais parce que celles que j’avais envie de filmer étaient très compétentes dans ce qu’elles faisaient, que je faisais leur connaissance, pouvais les approcher. Je ne faisais aucune différence du fait de leur genre. Le thème de la femme n’est donc pas ce qui m’a motivé à faire ces vidéos. C’est le thème que nous avons choisi pour l’exposition, pour laquelle nous avons sélectionné parmi mes vidéos certaines de celles où figurent des femmes, ceci afin de voir comment elles communiquent ensemble, comment elles créent des dialogues, un discours pour stimuler la réflexion des visiteurs.

C.P.: Comment avez-vous choisi de suivre telle ou telle personne en particulier?

A.K.: Pour chaque personne il y a une histoire différente. Par exemple, dans ma dernière vidéo, Top Fuel, j’ai rencontré Anita, pilote de dragster, chez Pitt, là où elle travaillait avec entre autres son mari, son fils et sa fille. Je l’ai ensuite vu sur le champ de course, elle était excellente et j’ai tout de suite apprécié son équipe, ils étaient vraiment amicaux et unis, il y avait une bonne atmosphère. Alors je me suis présenté à elle et lui ai expliqué mon projet. Elle était très sympathique et a simplement dit ”oui”.

Pour Erna, la danseuse islandaise, je l’ai vue se produire à Lille. Comme j’avais beaucoup aimé son travail, je me suis présenté à elle, nous avons discuté et avons senti des connexions, donc je lui ai demandé si elle était d’accord que je vienne la filmer dans le cadre d’un de ses projets, si elle sentait que cela pouvait être intéressant. Deux ans plus tard, elle m’a contacté pour me dire que c’était le cas et m’inviter à venir la filmer en Islande.

Avec Alev, qui est une céramiste très connue à Istanbul et dont j’admire le travail, nous avions le même galeriste. C’est donc par son intermédiaire que j’ai pu obtenir le contact. Pour ma vidéo Play, ayant vécu 5 ans à New York, j’aimais beaucoup la compagnie de théâtre The Wooster Group avec qui je rêvais de monter une pièce de théâtre. Je connaissais quelqu’un qui travaillait pour eux et qui m’a mis en contact avec Elisabeth Lecompte, la directrice du Wooster Group.

Donc à chaque fois qu’un sujet m’intéresse, j’ai quelques noms en tête avec qui je sais que j’aimerais travailler. Parfois cela marche, parfois pas, mais j’essaie. Donc pour chaque vidéo, il y a une autre histoire.

Top Fuel, 2020
Obstruction Series/Dancer,
2009

C.P.: Dans plusieurs films, notamment Dancers, les femmes évoquent la notion de mariage. D’après vous, l’émancipation des femmes implique de s’en libérer?

A.K.: Dans le film Dancer en effet, les femmes travaillent ensemble sur une pièce dans laquelle elles discutent principalement sur le mariage et les tensions entre hommes et femmes. C’était important que cela soit inclus dans le film car ça correspondait à une partie de leur recherche en tant que groupe. Dans le film d’Isabella Rossellini de la série ”Mammas”, il est question d’animaux devenant ”mères”, ce qui est en lien avec le thème des femmes. Mais je n’essaie pas de déclarer quelque chose à ce sujet, bien que cela figure dans le film. A propos de l’émancipation et du mariage, je ne me vois pas parler au nom des femmes mais à titre personnel, je n’aime pas l’idée comme quoi officialiser une relation amoureuse permettrait d’évoluer, tout cela ne me parle pas. Mais après, ce n’est que mon opinion personnelle, chacun est libre de penser comme il le souhaite.

C.P.: L’accès au travail permet aux femmes d’être indépendantes financièrement. Pensez-vous que cela les libère psychologiquement du rôle qui leur est assigné depuis la nuit des temps?

A.K.: Je pense que travailler en particulier dans quelque chose qu’on aime est libérateur pour tous les êtres humains, femmes ou hommes. C’est essentiel que les gens quelque soit leur genre puissent s’immerger pleinement dans leur travail. Moi-même en tant qu’individu, je trouve que mon travail est extrêmement libérateur psychologiquement et physiquement. Il me permet d’appréhender la vie d’une façon plus large. Je pense que si vous avez cette relation avec votre travail, cela ne peut qu’être libérateur. Plus il y aura d’hommes et de femmes passionnés par leur travail, meilleur s’en portera le monde.


Obstruction Series/ Studio Ceramist,
2007

L’exposition se poursuit jusqu’au 20 novembre 2020 à la Galerie Analix Forever. Plus d’informations ici.

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