Ex Codice, ou la poésie de l’aléatoire

par 31 mai 2023Art contemporain

Dans des cieux aux camaïeux harmonieux s’entremêlent des structures végétales. Ici, le code binaire se mue en méandres organiques. En véritable sublimation de l’aléatoire, les toiles de Sébastien Mettraux nous plongent dans un univers régi par un langage mathématique universel.

Telles un Codex Seraphinianus abstrait, les toiles de la série Ex Codice esquissent des fragments de codes mathématiques représentant des figures fractales. Dans la prolongation de la série In Silico, nous sommes ici face à une réalité arithmétique indéniable, illustrant l’essence même du vivant. Bien loin de l’inesthétisme des images générées par l’intelligence artificielle, les peintures à l’huile de Sébastien Mettraux manifestent une élégance affirmée grâce à leur colorimétrie subtile et à la complexité de leur composition.

 

Jardin de Giverny 4.0
Si les séries In Silico et Ex Codice sont toutes deux générées par un logiciel d’image de synthèse, elles divergent dans leur représentation formelle et dans leur narration, tout en se rejoignant conceptuellement. Dans In Silico, le code sert à créer un sujet, tandis que dans Ex Codice, l’artiste s’intéresse tout particulièrement au code informatique, qui devient alors le sujet de départ de chaque œuvre. Initiée en été 2022, lors de sa résidence à Esch-sur-Alzette, l’artiste est alors confronté à une canicule qui frappe l’Europe. (NDLR: lire Imagerie du vivant ) Cette sécheresse a, qui plus est, opéré d’importants changements physionomiques sur sa terre natale, la région du Nord vaudois. Les structures d’Ex Codice se font d’ailleurs plus aériennes que celles d’In Silico. Elles semblent s’évaporer dans les cieux, comme si elles quittaient le globe terrestre. Il faut dire que l’artiste s’intéresse depuis longtemps à la thématique de l’apocalypse. C’était déjà le cas avec l’une de ses premières séries de peinture, Dernier paysage I, où le spectateur est plongé dans des bunkers et abris antiatomiques, dont le décor se résume au strict minimum vital.

Est-ce que cette évaporation d’éléments végétaux et organiques augure un avenir incertain où l’on ne pourrait contempler la nature plus que par le prisme du Metaverse? Le temps nous le dira. Une chose est sûre, nous avons atteint un point de non-retour en ce qui concerne l’urgence climatique. Tel un « jardin de Giverny » futuriste, Ex Codice cristallise le souvenir d’une végétation dont la pérennité paraît ébranlée par la cupidité et la négligence de l’humanité.

Sans Titre (Ex Codiice 10), 2022-2023
Un Pollock numérique
Depuis toujours, les connaissances mathématiques semblent fasciner les plus grands artistes. On l’a vu avec Roman Opalka, dont le travail magnifie l’infini. Parfois, des formules se retrouvent de manière inconsciente dans une œuvre. C’est le cas avec Jackson Pollock, dont les gestes esquissaient des figures fractales, à une période où cette notion n’existait pas. Ce n’est pas étonnant que de telles compositions se forment sur une peinture utilisant la technique du dripping. Comme nos avant-bras et nos mains répondent elles-mêmes au nombre d’or, il était tout à fait naturel que les mouvements circulaires de l’artiste américain forment de telles figures. L’humain reste conditionné par son anatomie, mais aussi par son environnement.

Chez Sébastien Mettraux, l’utilisation de code et de formules arithmétiques est tout à fait consciente, cette dernière compose son ADN iconographique. Depuis ces études à l’ECAL, l’artiste suisse utilise un logiciel d’image de synthèse pour composer les dessins préparatoires de ses peintures. Chez lui, les formes sont générées par le code et ensuite retranscrites picturalement de manière maîtrisée, comme le faisaient jadis les anciens maîtres. Ainsi, les projections de Sans titre (Ex-Codice 11) se déploient sur la toile de manière saisissante. Ici, seuls deux éléments étoilés évoquant la coupe d’une plante permettent de comprendre qu’il s’agit d’un fragment de code. La puissance émanant de cette œuvre nous fait oublier l’omniprésence de Cinéma 4D. Avec Sans titre (Ex-Codice 11), nous nous retrouvons face à des forces naturelles nous percutant de plein fouet. Dans une symphonie de couleurs hypnotisantes, nous perdons pied et nous sommes happés dans une aspiration étourdissante, s’il fallait choisir un seul terme pour qualifier le sentiment que nous procure cette œuvre.

 

Sans titre (Ex-Codice 11), 2022-2023
Sans Titre (Ex Codice 1), 2022
La poésie de l’aléatoire
Si certaines théories s’avèrent absconses, elles régissent bien notre univers, que l’on ait conscience de leur existence, ou non. Qu’elles soient discrètes, continues ou gaussiennes, les variables aléatoires peuvent tout aussi bien s’appliquer à la mécanique quantique, aux mathématiques financières ou encore à la musique. Bien que presque tout ce qui constitue notre environnement réponde aux lois de la physique, certains phénomènes demeurent incalculables. Par exemple, il est impossible de prévoir mathématiquement la trajectoire d’une fumée. Même s’il est dans notre nature de vouloir tout contrôler et tout prévoir, il faudra bien se résigner à faire face à l’inconnu. Tous les calculs stochastiques du monde ne résoudront pas la trajectoire qu’empruntera une feuille tombée sur la surface d’un lac et ne prévoiront certainement pas l’emplacement exact où les racines d’un arbre s’épanouiront.

Quoi qu’il en soit, l’aléatoire fascine car il nous échappe. C’est sans doute pour ces raisons que l’on ne cessera de s’émerveiller devant une aurore boréale. Les toiles de Sébastien Mettraux personnifient de manière poétique l’aléatoire. Elles retranscrivent à la fois la dualité qui subsiste dans l’esprit humain, à la fois analytique et à la fois réceptif à l’émerveillement. Dans un balai de méandres abstraits, se dessinent des figures que notre esprit vise à identifier. Est-ce un végétal ou une formation minérale? L’artiste nous invite à un voyage pictural dont les formes tentent de s’approcher d’une abstraction, sans jamais vraiment l’atteindre.

Des Temps modernes à l’AI
Dans un monde où le numérique prend de plus en plus le dessus, il est important de s’interroger sur les rapports que nous entretenons avec la machine. Ayant travaillé dans des manufactures horlogères et de production de pièces médicales alors qu’il était étudiant, l’artiste s’est très vite intéressé à cette thématique. D’ailleurs, la série Ex Machina traduit cette inclinaison à intégrer la machine dans son œuvre, qu’elle en soit le sujet ou le support de création. Qu’il s’agisse de sculptures réalisées en composants d’ordinateur recyclés ou encore d’utilisation de smart lunettes, l’artiste soulève une question qui est on ne peut plus d’actualité: est-ce que l’introduction de machine dans notre corps et notre esprit pourrait peu à peu nous remplacer? En 2018, la série Vanité, semblait annoncer ce tournant de l’humanité. En 2023, le recours à l’intelligence artificielle dans le secteur bancaire et informatique, mais aussi dans d’autres domaines plus inattendus tels que l’art devient de plus en plus fréquent. On se retrouve à nouveau confronté à la question de l’utilité de l’humain face à la machine. Est-ce que nos performances intellectuelles et physiques suffiront face à des algorithmes qui remplacent peu à peu nos emplois? C’est déjà le cas dans le secteur du graphisme, où il est possible depuis un certain temps de générer l’image d’une entreprise en entrant des données dans un logiciel.

En ce qui concerne les arts visuels, il n’est pas certain que l’homme puisse être remplacé par l’informatique. L’art défie la théorie de la calculabilité, car l’émotion reste l’une des rares données purement humaines. Cette dernière se manifeste de manière si imprévue, que pour l’instant, aucun logiciel n’a la possibilité d’en prévoir sa nature. Pour cela, il faudrait connaître les souvenir les plus intimes d’un individu et en déduire quelles causalités le feraient réagir à une image. Que serait un dessin sans l’accident de la matière, la rupture d’un trait engendrée par le vagabondage de notre esprit? Toutes ces conditions ne peuvent être prévues par un algorithme. Ainsi, la peinture de Sébastien Mettraux démontre que l’Ai ne peut pas remplacer l’humain.  On a atteint ici les limites de la calculabilité. Aucune machine ne pourra insuffler de la poésie dans un fragment de code ou encore nous émerveiller avec la touche de son pinceau. L’aléatoire reste indéniablement poétique. Que serait donc la vie sans la beauté de l’imprévu?

Sans Titre (Ex Codice 11) à découvrir jusqu’au 24 juin à la galerie Gowen

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