Pièces manquantes

par 9 juillet 2020Art contemporain

La pièce manquante est une exposition inhabituelle sur la guerre en Syrie. Elle n’a pas pour vocation d’être documentaire et n’est pas racoleuse. Elle aborde un sujet mis de côté par les médias ces derniers mois par le prisme de l’art contemporain. La galerie Analix Forever, avec cette fois pour commissaire de l’exposition Paul Ardenne, a donné la parole à quatre artistes aux univers bien différents, nous livrant leur regard sur ce conflit qui dure déjà depuis dix ans.

L’une des raisons qui fait de La pièce manquante une exposition hors du commun est qu’elle ne comporte pas d’images de presse morbides ou larmoyantes. Elle ne cherche pas à apporter des réponses, mais nous sensibilise et nous interroge sur ce qu’est la guerre et comment la vit-on? Comment la percevons-nous au delà des dépêches qui viennent ponctuer les notifications de nos smartphones. Sur les quatre artistes représentés, seule Randa Maddah est originaire de Syrie. Les trois autres, Guillaume Chamahian, Julien Serve et Frank Smith, viennent de Paris et de Marseille. La guerre, ils ne l’ont pas vécue, Julien Serve et Guillaume Chamahian ne sont d’ailleurs jamais allés en Syrie. Ils se situent plutôt dans le «Concerned Art», car humainement, on ne peut ignorer les atrocités commises par l’Homme. Peu importe son lieu, un conflit armé nous émeut, même s’il est parfois balayé par d’autres événements médiatiques. Dernièrement, nous avons pu observer un élan de solidarité en Europe poussant les gens à aller manifester même en pleine pandémie. Qu’il s’agisse de violence policière ou de grève féministe, beaucoup de personnes qui à priori n’ont pas de rapport avec le groupe ethnique ou le genre de ces deux sujets, se sentent concernées. C’est ce même élan qui pousse les artistes à étudier un sujet qui les touche. C’est cette empathie qui relie l’humanité.

Guillaume Chamahian, Quatre puzzles – L’histoire ne se répète pas, elle fait des gosses

Guillaume Chamahian, 13 objets (Agrapheuse), 2020

Pièces à convictions
Commençons par Guillaume Chamahian qui a initié l’exposition. Il a fallu sept ans depuis sa première présentation à Barbara Polla pour que voie le jour ce projet. L’artiste marseillais a axé son travail sur les conflits armés. D’origine française, il a été élevé par son beau-père, rescapé de la diaspora arménienne. Dans une interview, ce photographe évoque l’héritage culturel que cet homme lui a légué, ceci ayant contribué à se sentir particulièrement concerné par la guerre. Ses œuvres Quatre puzzles – L’histoire ne se répète pas, elle fait des gosses ont donné le nom à l’exposition avec leur pièce manquante. L’artiste a commencé à s’intéresser à Bashar al-Assad en 2011, intrigué par l’image glamour que sa femme Asma, souvent appelée «la lady Dy du Moyen-Orient», renvoyait dans les médias occidentaux. L’homme était représenté de manière sobre, menant une vie de famille ordinaire, presque comme n’importe qui. L’artiste a donc décidé d’imprimer ces photos sur un puzzle, ne retirant que la pièce où figure la tête de l’homme politique. Il met ainsi en lumière les images médiatiques préfabriquées qu’arborent certains politiciens. Comment devient-on dictateur lorsqu’on est ophtalmologue? La pièce manquante, ce sont aussi les inconnues, la part d’ombre, ce que l’on ignore et les témoignages qui ne nous parviendront jamais.

L’absence de visage se prolonge dans un recueil de photographies rendant hommage au Rapport César. César, ancien photographe de la police militaire syrienne a réalisé 45’000 photographies prises entre 2011 et 2013 de soldats et civils torturés et décédés dans les prisons du régime syrien. De ces visages, Guillaume Chamahian n’a conservé que l’étiquette permettant de les identifier. Le reste de l’image est constituée du damier du logiciel de retouche photo Adobe Photoshop blanc et gris clair, indiquant que la zone est vide. En ne laissant apparaître que cette inscription sur le défunt, l’artiste aborde la mort de manière très respectueuse. Les images d’origine étant insoutenables, il n’y avait pas meilleur moyen de montrer l’inmontrable. A côté, 13 objets (2020) un série de photos d’objets usuels utilisés pour torturer, dont on ne perçoit qu’une partie, fait écho à cette publication. L’artiste est sensible depuis longtemps à la torture et humiliations subies par les détenus. On se souvient de Bosnia, série de 8 photos présentées à Arles en 2012, où l’artiste se met à en scène dans des endroit précis où ont été commis des viols en Bosnie-Herzégovine. Les lieux et les objets témoignent de leur passé, comme s’ils étaient hantés par le spectre de la souffrance.

Capture d’écran retravaillée sur la page d’un groupe Facebook : Stand With Caesar.

Randa Maddah, Light Horizon, 2012

Tout reconstruire
Randa Maddah est la seule artiste syrienne de l’exposition. Elle évoque la persévérance dans son film Light Horizon (2012). Originaire de Majdal Shams, un village du plateau du Golan, elle choisit de se mettre en scène dans la maison du village Ain El Fit détruit par les bombardements des forces israéliennes en 1967. Dans une maison en ruines où elle a suspendu des rideaux d’un blanc immaculé, elle s’adonne à des tâches ménagères, accroche un tableau au mur et pour finir, dresse une table basse. Il y a comme une force qui émane de cette vidéo. La force de continuer à vivre, malgré la douleur et l’anéantissement. On ressent un attachement à la terre, que la protagonistes de la vidéo refuse de quitter, malgré le délabrement apparent. Pour finir, elle s’assied et contemple l’horizon. Elle continue à lutter et rend ainsi l’espoir d’une vie meilleure possible.

Journal intime de la guerre
Dans une autre salle, une tapisserie de dépêches AFP de l’année 2013 recouvre l’ensemble d’un mur. Parcelle, évoque la guerre par le biais de la presse. A l’image d’un journal intime, les événements qui ont marqué les journées des syriens ponctuent celles d’un lectorat vivant à des milliers de kilomètres, comme s’il s’agissait du témoignage anonyme de tout un  un peuple et non d’un simple individu. Ce flot d’informations pourrait être comparé à un bruit de fond visuel, dont on ne prête plus attention au bout de quelque mois, jusqu’à ce qu’il se fasse éclipsé par un autre événement médiatique. Avec la série Parcelle, c’est avec beaucoup de pudeur que Julien Serve nous plonge dans des scènes apocalyptiques. Des photos parues dans la presse, il n’en garde qu’un échantillon de couleur, découpant l’image en aplat, tel un tableau cubiste. Des traits noirs à l’épaisseur variable structurent l’image. On est purement dans le ressenti et non dans la documentation de la guerre. Ces dessins réalisés à la tablette graphique apportent une profondeur à la froideur des dépêches brutes de l’AFP.

Julien Serve, Parcelle 18, 2020

Frank Smith, La Fabrication des preuves, 2020

L’art de la propagande
Frank Smith interroge lui aussi notre rapport aux médias. Ses deux dernières vidéos Entre les images et La fabrication des preuves (2020) font parfaitement écho au climat suspicieux envers la presse de ces derniers temps. L’artiste présente également son livre Syrie, l’invention de la guerre, retraçant les événements qui se sont produits en 2013. Sur une table, face aux dépêches AFP de Julien Serve, sont disposés 22 rapports de l’ONU sur l’état de la guerre en Syrie de 2011 à 2019. Des textes d’ONG et d’agences de presse scandent les images de La fabrication des preuves. Ici se côtoient textes, entretiens audio et vidéos de la fondation Wathiqat Wattan. Avec ce film, l’artiste vidéaste et poète se mue en conservateur de témoignages.  Il nous pose, aussi, des questions, fondamentales. Quant à Entre les images, il s’agit d’un film de propagande de l’office du tourisme Syrien affirmant qu’il n’y a pas de guerre en Syrie. On y découvre un youtubeur américain visitant les principales attractions du pays et présentant ce dernier comme une destination touristique idéale. Surréaliste, n’est-ce pas? Depuis toujours, Frank Smith articule son travail autour de la violence dans le monde, mais aussi de la démocratie. Avec ses dernières oeuvres, il nous confronte à l’absurdité et aux contradictions du monde.

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