Rencontre avec Marta Ponsa

par 31 mai 2024Art contemporain

En ce mois de mai, Barbara Polla a invité Marta Ponsa à élaborer un projet curatorial pour la galerie Analix Forever. Spécialiste de la photographie, l’historienne de l’art s’intéresse de près au pouvoir des images. Avec Hable con ella — Dialogues avec l’IA, elle nous invite à réfléchir sur ce sujet on ne peut plus d’actualité.

Marta Ponsa

Marta Ponsa, vous êtes responsable des projets artistiques et de l’action culturelle au Jeu de Paume. Quelle est la différence entre une collaboration avec une galerie comme Analix Forever et une institution ?
En ce qui concerne le travail curatorial avec les artistes et le choix d’un sujet ou d’une problématique, il n’y a pas de grandes différences. Ici, c’est Barbara Polla qui m’a invitée à faire un projet dans sa galerie autour d’une thématique qui m’est chère et que j’avais envie d’explorer. Les enjeux curatoriaux, la recherche et les ambitions sont les mêmes que dans le musée où je travaille. La différence réside plutôt dans le cadre. Au Jeu de Paume, je vais devoir toucher un public plus large, tandis que chez Analix Forever, un espace privé, les pièces qui sont exposées peuvent aussi être vendues, donc cela implique une autre approche dans les choix de certaines oeuvres .

Comment est né votre intérêt pour l’art et tout particulièrement pour la photographie ?
A mes douze ans, lorsque j’ai vu pour la première fois les tableaux de Goya, quelque chose s’est éveillé en moi. C’était une évidence. Bien que j’aie commencé mes études par l’économie, j’ai ensuite poursuivi par l’histoire de l’art classique. Le fait d’être passée de l’histoire de l’art à l’art contemporain et la photographie est dû au fait que je m’intéressais beaucoup au pouvoir des images, qu’elles soient utilisées pour informer, communiquer, ou à des fins de propagande. J’ai notamment commencé une thèse sur la gravure au 16e et 17e siècle. A cette période, les gravures étaient utilisées par des ordres religieux catholiques pour convertir au christianisme les populations des Amériques lors de la « conquête » du continent.. Ces images servaient d’éléments d’éducation, d’information et de manipulation sur les populations autochtones. C’est donc vraiment mon souhait de comprendre comment les images nous parlent, nous séduisent et nous convainquent qui m’a mené de la gravure à la photographie.

 

Qu’est-ce qui vous a donné envie de faire une exposition autour de l’intelligence artificielle ?
L’intelligence artificielle cohabite avec nous dans notre univers. Dès lors qu’on utilise internet, on est entouré par des moteurs de recherche. L’IA s’immisce dans notre quotidien, dans la médecine, sur les plateformes. Les algorithmes qui prévoient nos actions, nous accompagnent et résolvent nos problèmes sont là et ils interagissent régulièrement sur l’univers des images. De plus en plus d’images n’ont pas été créées par l’homme mais par des intelligences artificielles et c’est ce qui m’intéresse en tant que spécialiste des images. Aborder ce sujet est inévitable actuellement. Doit-on encore créer des images ? Il y a un double monde, physique et virtuel. Cette foison d’images et la capacité qu’ont les algorithmes de les créer et les manipuler me semblait incontournable comme sujet d’exposition.

Max de Esteban, 7 minutes (image du film), 2023

A l’image de la paréidolie et des GPS aux voix humaines, pensez-vous que le cerveau humain a délibérément besoin de créer un lien émotionnel avec l’IA ?
L’intelligence artificielle est codée et se base sur l’intelligence humaine. Comme c’est nous qui avons alimenté les bases de données et que nous l’avons programmée afin qu’elle agisse comme nous le ferions, elle est forcément un reflet de ce que nous sommes. Donc en effet, cela peut rassurer de leur donner une voix moins synthétique et plus proche de notre tonalité humaine. De manière générale, l’intelligence artificielle – si l’on peut la qualifier d’intelligence –  se base sur la rationalité et l’analyse. Elle ignore tous les paramètres émotionnels et intuitifs que nous introduisons dans la communication humaine. Pour rendre l’IA plus proche de l’humain, on a dû lui rajouter des éléments qui sortent de la rationalité.

L’art reste un domaine où l’un des intérêts principaux réside justement dans le regard que l’artiste porte sur le monde. Ne craignez-vous pas que l’IA pose une vision lisse et homogène sur notre société, étant elle-même constituée d’une moyenne de pensées humaines et qu’ainsi, on perde la singularité de l’art véritable ?
Bien sûr, vous avez tout à fait raison. L’intelligence artificielle dépend des informations qu’on lui fournit. Si on la nourrissait d’informations sur des groupes sociaux minorisés, d’une esthétique minoritaire et que l’on n’allait pas vers le mainstream, on pourrait créer des intelligences artificielles dissidentes. Il y a deux artistes qui ont effectué des travaux très intéressants sur les stéréotypes visuels : Trevor Paglen et Kate Crawford. L’IA dépend vraiment de comment on l’entraîne. Si on la nourrit du même regard qu’ont certains humains, elle aura probablement les mêmes biais racistes et sexistes de même qu’un regard lisse sur une réalité, une société. Si des codeurs ou codeuses cherchaient des regards limitrophes ou périphériques et d’autres types d’image, on pourrait créer des IA et un panorama visuel qui seraient un peu plus rebelles. Il faudrait que ce soient des artistes qui créent cela : des algorithmes qui ne cherchent pas à générer du profit, mais qui essaient plutôt de poser une problématique et de créer d’autres espaces pour une contre-culture.

 

Quels changements s’opèrent dans le processus créatif, lorsqu’on y intègre une part d’aléatoire ? Est-ce que réaliser une œuvre avec l’IA peut s’apparenter à un travail à quatre mains ?
C’est un geste artistique en soi. Aurélien Bambagioni a souhaité créer une pièce qui est un dialogue entre lui et Chat GPT 3, mais c’est lui qui a eu la volonté et qui a décidé de créer l’interface. Cela reste donc l’artiste qui signe l’œuvre, de même que pour Gwenola Wagon qui a modifié les images lui servant de base. En revanche, pour les créations qui sont réalisées entièrement par l’IA, on ne se trouve pas dans la même configuration que les œuvres de cette exposition, où les artistes en problématisent l’utilisation tout en l’intégrant de façon critique ou poétique. Elle apparaît ici comme un outil au même titre qu’un pinceau mais qui peut apprendre du peintre qui l’utilise, et c’est là où réside la différence.

Bien souvent, les créatifs accusent l’IA de leur voler leur travail. En jouant avec les fonctionnalités de l’IA et en la détournant de sa fonction initiale, est-ce que les artistes de l’exposition Hable con ella se réapproprient justement leur prérogative sur la création. Y a-t-il une volonté de vaincre la machine ?
Je ne pense pas que l’idée serait de vaincre la machine mais plutôt, comme l’indique le titre de l’exposition, de dialoguer avec elle et d’en révéler toutes les contradictions. Pour Aurélien Bambagioni, ce sont vraiment les cparadoxes de l’IA qui ressortent lorsqu’il lui demande de l’aide pour écrire un scénario. La machine détient toutes les informations pour le faire mais, finalement, génère des bugs et des incohérences, l’intérêt étant justement de travailler sur ces complications. Pour Max de Esteban, c’était l’économie de l’attention qui a motivé l’utilisation de l’IA dans sa pièce s’intéressant aux algorithmes qui comptent le temps passé par les visiteurs devant une œuvre dans un musée. Si l’on montre seulement ce que le public préfère, on va vers une homogénéisation et un lissage de ce que l’on regardera dans les institutions muséales. Les artistes ont pour rôle de problématiser l’utilisation de l’IA.

Vous avez choisi pour titre un film de Pedro Almodovar et les œuvres présentées sont principalement des films. Dans les réseaux sociaux, les vidéos prennent le dessus sur les photos et l’écrit. Pensez-vous qu’il y a un glissement de cette tendance vers l’art contemporain ?
Si vous parlez du marché de l’art contemporain, il est dominé par la peinture, la sculpture et des pièces physiques que l’on achète. Au contraire, dans le loisir personnel, l’image en mouvement a pris le devant. D’ailleurs, les enfants sont exposés de plus en plus tôt à la vidéo. Cela étant, les réseaux sociaux imposent des formats courts, avec un message clair. Pour capter l’attention des utilisateurs le contenu doit être très percutant. En revanche, les collectionneurs privés ont encore plus du mal à acheter des œuvres vidéo qui partent plutôt dans des musées ou grandes fondations.

Janet Biggs

Aurélien Bambagioni
Image du film Chronique du soleil noir, 2023 ©Gwenola Wagon.

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