Équilibre suspendu

par 5 juillet 2023À la une, Art contemporain

Cet été, la galerie Gowen présente Bilico, une exposition d’art conceptuel mettant en relation le travail d’artistes italiens: Claude Cortinovis, Antonio Riello, Gino Sabatini Odoardi. Leurs trois univers, dont les pratiques divergent, ont pour point de départ le dessin et se rejoignent avec la performance. Dans une esthétique épurée, la beauté du geste est célébrée.

Dans la galerie, il règne une atmosphère sereine où chaque œuvre trouve sa place tout en dialoguant avec les autres. Ces dernières semblent suspendues à un fil, dans un équilibre fragile que rien ne perturbe.

Cette scénographie met en avant l’importance de l’héritage architectural dans l’art. En Italie, ce lien fut assez marquant si l’on se penche sur la représentation de palais dans les toiles de maîtres de la renaissance, ou plus récemment dans l’art contemporain. Gino Sabatini Odoardi, qui intègre des plans d’Andrea Palladio sur ses sculptures, en est un exemple.  D’ailleurs, un bon nombre d’artistes italiens ont une formation d’architecte et bien d’autres sont pluridisciplinaires.

 

Senza Titolo con Sedia(Untitled with Chair) (2016), Gino Sabatini Odoardi

A gauche: Dessin de Gino Sabatini Odoardi
A droite: Au plus près de ma ligne, Claude Cortinovis

La beauté du geste
S’il y a bien une notion inhérente dans l’œuvre de ces trois artistes, il s’agit bien de la performance. Chez Antonio Riello, c’est la réalisation du verre soufflé,  préalablement dessiné, une action qui nécessite un savoir-faire et une maîtrise du geste. Cette même maîtrise, on la retrouve chez Claude Cortinovis, qui trace une ligne continue sur un papier millimétré à la main. Dans la série Au plus près de ma ligne, l’artiste basé à Genève s’astreint à une ligne de conduite rigoureuse, puisqu’il sait exactement lorsqu’il aura terminé sa création. Chaque jour, il consacre une partie bien précise de son temps pour réaliser ce dessin, peu importe les circonstances. On peut voir une sorte de résilience dans cet acte performatif minimal. Il y a d’ailleurs une certaine humilité dans le choix du matériel: juste une feuille de papier et un stylo. Dans ce geste répétitif mais constant, l’artiste reflète également la pression qu’exerce notre société sur les individus, leur exigeant une constance dans leur humeur, leur performance et leur force de travail.

Dans une autre sorte de performance, Gino Sabatini Odoardi détourne un type de procédé industriel: le thermoformage. Des plaques de polystyrène sont chauffées afin qu’il puisse leur donner une forme souhaitée, qu’il a esquissée préalablement. Il n’a que très peu de temps pour réaliser sa sculpture avant que le plastique ne se durcisse à nouveau. Il y a presque quelque chose de théâtral, voire de chorégraphique dans sa manière de créer, car le corps est beaucoup mis à contribution. De plus, la plupart des formes thermoformées ont pour sujet des objets souples comme des serviettes suspendues à une structure fixe. Nous sommes face à de réels oxymores visuels où la robustesse est confrontée à la souplesse, le mouvement à la rigidité, l’équilibre à l’instabilité.

Là où les trois artistes se rejoignent, c’est qu’il n’y a pas de spectateur lors de la création. Dans ce geste solitaire exigeant une grande concentration, le monde autour du plasticien pourrait disparaître. Il ne subsiste que l’artiste et la matière.

 

Autodafé sculptural
Antonio Riello modifie le sens même de la conservation d’un ouvrage, puisque chez lui, le livre est brûlé, puis encapsulé dans une urne en verre qui porte le titre du livre, le nom de l’auteur ainsi que sa date de publication. Sous ces informations figure notamment la date de la destruction de l’ouvrage. Ashes to Ashes, dont le titre rappelle une chanson de David Bowie, fonctionne comme une bibliothèque personnelle. Débutée en 2009, l’installation comprend environ 400 livres transformés par le feu, à l’image du verre de Murano et de la tradition vénitienne. Malgré ce changement d’état, on devine la couleur et la taille du livre par la teinte et la texture des cendres. De cette manière, le livre est détruit, mais paradoxalement aussi préservé.

Dans un contexte plus général, cette installation pourrait aussi symboliser la fragilité de la mémoire. En effet, un acte aussi fort que l’autodafé n’est pas sans rappeler une période sombre de notre histoire. Est-ce que la culture est en train de disparaître? Toutes ces urnes peuvent également faire penser à des verres à vin sur la table d’un dîner mondain. Les titres des livres rappellent le moment fatidique où les convives s’interrogent les uns les autres pour savoir si untel a lu un ouvrage en particulier. Il faut dire que les séries télévisées ont peu à peu substitué la lecture dans nos divertissements, de même que les vidéos informatives ont changé notre façon de nous informer, relayant au second plan les articles de fond.

Ashes to Ashes, Antonio Riello

Échappées célestes

L’exposition Bilico est indéniablement empreinte de spiritualité. Ici, les vanités échappent à la représentation classique que l’on se fait d’elles. J’étais ce que tu es, je suis ce que tu seras (2020) écrivait Claude Cortinovis sur une série de photos prises depuis son atelier. Inspirée par la locution latine «Sum quod eris; fui quod es», l’artiste intègre souvent des éléments issus de l’histoire de l’art. Néanmoins, on se retrouve face à une narration bien plus personnelle dans une seconde lecture. Ici, l’artiste s’adresse à quelqu’un. Tout en gardant discrètement le coté intime et personnel de ses œuvres, il touche à de thèmes plus universels et transpose la vacuité de notre existence à l’esthétique épurée, permettant ainsi l’introspection. Il y a quelque chose de méditatif dans la contemplation de l’œuvre de Claude Cortinovis.

Quand on parle d’épure, il serait difficile d’omettre de mentionner la signification des couleurs chez Gino Sabatini Odoardi qui, contrairement à la vaste palette pastel de Cortinovis, s’épanouit dans une trichromie radicale: blanche pour la possibilité, noire pour la vérité conscience et rouge pour la fougue, la vie. Bien qu’il annonce la couleur en matière de symbolique, l’artiste aime intégrer dans ses sculptures le mystérieux, ce qui est caché. L’intérieur des plis de ses serviettes rigides renferme le non élucidé, ce qui nous échappe. On pourrait voir une évocation du divin dans cette disposition. Quant à Antonio Riello, il renforce la représentation allégorique de la fragilité de la vie avec ses urnes aux allures de sablier, car la circulation de la cendre est tout à fait impossible. Elle reste figée dans un réceptacle, l’empêchant de produire le cycle à quoi elle est destinée, c’est-à-dire fertiliser la terre, reproduire un cycle. Ici, toute chose est vouée à disparaître. Memento Mori.

Jusqu’au 2 septembre chez Gowen 

J’étais ce que tu es, je suis ce que tu seras, Claude Cortinovis

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