Space Invasion, un programme philanthropique

par 19 juillet 2024Art contemporain

Qui a dit qu’il était impossible d’exposer son travail lorsqu’on est un jeune artiste? La galerie Fabienne Levy comble un vide en mettant en place le programme Space Invasion, rendant visibles les étudiants d’art visuel fraîchement diplômés.

Créé en 2020 par Fabienne Levy, le programme Space Invasion a pour but d’offrir une première exposition pour les étudiants des écoles d’art suisses allant de l’Ecal, de la HEAD au ZhDK. Ce dernier permet aux artistes émergents de se familiariser avec le marché de l’art contemporain, de connaître ses enjeux, mais aussi de montrer son travail en dehors du cadre protégé de l’école. D’ailleurs, la galerie Fabienne Levy ne prend aucune commission et finance les coûts de production des œuvres, chose rare, pour un organisme non étatique.

Pour cette troisième édition, la galerie expose les œuvres de 27 étudiants ayant répondu à un appel à projet en 2023. Cette année, le thème est « Unprecedented Times ». Réparties entre le site de Lausanne et de Genève, les créations, aussi diverses en matière de sujet ou de média, répondent aux préoccupations de notre société contemporaine. Ce programme a donné naissance à de belles collaborations, puisque c’est dans une des éditions précédentes que la galerie a découvert le travail de Gian Losinger.

Ludovico Orombelli, Sinopia, 2024 // Romy Yedidia, COZY, 2023 // Ke Ren, L’Empreinte IV, 2024 // Alexandra Galian, It Is What It Is… Here And There, 2024.

Manufacture féministe

Lorsque l’on franchit les portes de la galerie genevoise, on est directement accueillis par des dizaines de chaussures à talons. L’installation COZY, (Don’t get old) de Romy Yedidia dénonce les pressions sur le corps de la femme en présentant dans la pièce des paires de jambes en béton portant d’élégantes chaussures à talon. Une mise en scène qui évoque certaines branches du féminisme prônant l’hyperféminité comme empowerment. Mais est-ce que ce féminisme néolibéral porté par certaines célébrités comme Beyoncé ou les Kardashian parle vraiment à toutes les femmes ? Certainement pas. Le titre de chaque sculpture le rappelle : « Sois naturelle », « Ne te fais pas violer ». Ces phrases traduisent bien toutes les injonctions habituelles auxquelles les femmes font face. On en oublierait presque qu’en plus d’être immuablement réduites à leur corps, leurs découvertes sont souvent attribuées à des hommes. C’est malheureusement bien souvent le cas dans la science. De nos jours, la tech est majoritairement masculine, mais initialement, ce sont des femmes qui ont créé le software, les hommes s’occupaient essentiellement du hardware. Les œuvres d’Angèle Challier-Fontaine, Unnoticed presence ; Intrusion ; Forging a path in the dark, le rappellent bien. L’artiste tisse un lien entre les techniques de textile et le monde des jeux vidéo. D’ailleurs, les premiers ordinateurs ont été conçus selon le concept du métier à tisser Jacquard. On retrouve également ce lien entre le monde digital et le tissu dans NatureaCulturea de Bérénice Gaça Courtin, qui depuis des années incorpore l’audiovisuel et le textile dans ses performances.

Angèle Challier-Fontaine, Unnoticed presence, Intrusion ; Forging a path in the dark, 2024

Sculpture olfactive et mémoire aquatique

Avec Sculpture for a sex worker, une installation à la fois photographique et olfactive, Nolan Lucidi nous plonge dans les souvenirs intimes d’un travailleur du sexe. Sur plusieurs niveaux d’une structure métallique, des impressions de chambres sont perforées par des échantillons de parfums. Ces derniers correspondent au choix de fragrance que les clients ont demandé à leur prestataire de porter lors de leurs rendez-vous. Parce que le cerveau humain a la faculté de bien mémoriser les odeurs à contrario de certains détails visuels, les photographies présentées sont incomplètes. De même, l’eau, associée au plaisir et aux moments de détente est bien souvent porteuse de mémoire, qu’il s’agisse des souvenirs d’enfance de Massimiliano Rossetto qui a reconstitué une image rendant hommage au paysage de son enfance ou encore Oriane Emery, qui nous invite à explorer ses angoisses grâce à la matérialité de l’eau, effaçant les phrases esquissées à l’acrylique. Chez Mathilde Lesueur, l’eau, composée d’oxygène vital, peut se révéler asphyxiante dans certaines circonstances.

Écologie personnelle

Il serait difficile de ne pas évoquer les problématiques liées au climat dans une exposition composée de jeunes diplômés. Sans vouloir donner de leçon, gal & stefano remettent en question le privilège du végétarisme dans la vidéo comme des poulets dans le poulailler. Quant à Marc Kämpfen, il se questionne sur le tourisme ordinaire qui déforme notre perception de la nature. Dans Marsupials and Singing Birds, les couleurs sont rompues, les plans angoissants. Lors de son voyage en bateau sur la rivière Daintree dans le Queensland, l’artiste s’est imprégné de ces paysages dont il a voulu dépeindre ultérieurement le souvenir déformé. Finalement, que retient-on de nos voyages ? Chez Felice Berny-Tarente, l’évasion s’apparente au périple temporel d’un évadé avec I Crave, une installation vidéo empreinte d’émotions profondes.

Nolan Lucidi, Sculpture for a sex worker, 2024

Interrogations identitaires

L’un des grands thèmes sociétaux de notre époque reste le post-colonialisme et les questions identitaires. Sous une sculpture rappelant une gargouille de Yel K. Banto, deux toiles d’Igigo Wu semblent nous aspirer. Dans un dialogue personnel avec la nature taïwanaise, le corps de l’artiste a intériorisé et cristallisé l’héritage colonial lié à l’histoire de cette île. Ces influences multiples, on les retrouve dans L’Empreinte IV de Ke Ren qui a gravé dans le marbre de Carrare ses premières phrases prononcées lors de son arrivée en France. Ainsi, il remet en question l’aspect solennel de la gravure de certains textes. Après tout, l’Histoire est tout aussi bien composée d’histoire banales. Naomi Gamara s’inspire de figures, parfois grotesques, sculptées dans l’architecture coloniale autour du lac Titicaca. Elle tente ainsi de créer un nouveau mythe issu d’une identité hybride.

Oriane Emery, Flammes Jumelles, 2024 // Igigo Wu, Metabolism: Experimental Forest et Oumagatoki: When the day meets the night, 2024 // Yel K. Banto, Shards as new beginings, 2024

Jeu spatial

Qui dit art, dit formes et espaces. Jouer avec ces derniers permet de se les approprier. Qu’il s’agisse d’espaces urbains ou privés, ou encore de géométrie, les artistes suisses ont une longue tradition dans ce domaine. Seline Symons, s’intéresse aux objets industriels dont elle transforme la forme en un langage sculptural. Il n’est pas inintéressant qu’une femme se réapproprie l’espace public, qui, de manière générale, reste une place où les hommes se sentent plus en sécurité. Comme quoi, il serait réducteur de genrer les différents types d’abstraction. Venant rompre l’héritage culturel helvétique lié à l’abstraction géométrique, Axel Mattart illustre l’inconscient collectif avec Be not afraid, une toile psychédélique dont les formes organiques font à la fois écho à l’infiniment grand ou petit. Dans un contexte plus intime, Melody Lu s’interroge sur notre relation aux objets sentimentaux en les enfermant dans des boîtes au verre givré en forme de maison. Parfois, on emporte notre espace mental avec nous, jusque dans les transports publics, où chacun s’enferme dans sa bulle. Dans sa toile American Dream, Geoffroy « Garo » Clop met en scène les passagers d’un bus fixant le spectateur. Cela nous pousse à nous demander ce que nous avons fait pour que tous ces individus soient sortis de leur torpeur pour nous dévisager. L’espace public devient alors inconfortable. Est-ce que l’artiste a voulu mettre en avant que l’espace numérique constitue aussi la vraie vie, chose qu’on peut parfois avoir tendance à oublier ?

Jouer avec l’espace d’exposition et le spectateur semble être né avec le dadaïsme. En effet, quel est le rôle du musée, doit-on le désacraliser ? Julie Ryser, transforme l’espace de la galerie en un terrain de jeu où le spectateur devient à la fois observateur et participant. Il y a une volonté de la jeune génération de revenir à l’essentiel. Pour Lorenzo Bellis, cela se concrétise peut-être par l’abolition de l’ego. Avec They call me other names, une installation composée de 26 candélabres de bois symbolisant son âge, l’artiste brise l’intention même de l’exposition. L’œuvre, que l’on devine à travers un voile transparent est dévoilée uniquement en dehors des heures d’ouverture de la galerie. A l’époque de l’hyper-représentation, notamment alimentée par les réseaux sociaux, il est intéressant de voir une création qui « se cache ». S’effacer devient primordial pour Virginie Emonet qui détourne la fonction première du miroir avec Surrender en plaçant son installation à une hauteur ne permettant pas au spectateur d’apercevoir son reflet. Il y a un monde en dehors de l’image. Alexandra Galian, avec sa toile en forme de nœud-papillon reprenant la perspective d’un espace d’exposition, laisse des fenêtres ouvertes libres d’interprétation.

Axel Mattart, Be not afraid, 2024 // Naomi Gamara, Las flores también tienen hambre, 2024

Acte de création

L’histoire de l’art revient de manière cyclique dans la création contemporaine, comme on a pu le constater ces dernières années, notamment dans la peinture états-unienne. Ce rapport aux techniques anciennes est moins évident chez Ludovico Orombelli, qui avec Sinopia, crée des œuvres avec un procédé préparatoire destiné aux fresques murales de la renaissance. L’envie de détourner pour créer autre chose se manifeste aussi chez Camille Lütjens, qui a concentré sa pratique artistique autour de la peinture et de la dialectique qu’elle entretient avec les images. Elle réinterprète des signes issus de l’univers multimédia jusqu’à les rendre illisibles. Avec Niels Hung, les informations sont condensées pour se réduire à une phrase sur un monochrome. Sa pièce Curiosity never killed the cat revient à une forme essentielle de peinture.

L’acte de créer passe une multitude de processus. Clara Götte nous questionne sur ce dernier avec REST, une œuvre en cours de création à mi-chemin entre le loisir et l’art contemporain. Le labeur de la broderie instaure un ralentissement de notre rythme effréné et devient ainsi résistance. Qui dit résistance, dit conflit. Mais comment créer dans un monde en pleine crise ?
Tout artiste engagé passe énormément de temps à lire et à se documenter sur les sujets qu’il souhaite aborder. Cette phase du travail se fait essentiellement de nos jours sur l’ordinateur. Melissa Ghazale, l’illustre bien dans Artist at work*, une pièce basée sur le travail de documentation effectué pour une performance en 2016. L’artiste libanaise a mis de côté ce projet en raison de l’instabilité politique qui frappe encore de nos jours le pays du cèdre.

 

A travers ces différents moyens d’expression, les étudiants des écoles d’art suisses posent un regard neuf sur notre société, sujette à des événements sans précédent. Au fil des années, le programme Space Invasion a pris de l’ampleur. La galeriste Fabienne Levy a d’ailleurs créé une association nommée Bridge Out ayant pour but de soutenir ce projet philanthropique.

Space Invasion III, une double exposition à découvrir jusqu’au 3 août à la galerie Fabienne Levy de Lausanne et Genève.

 

Geoffroy « Garo » Clop, American Dream, 2024

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